parmi nous. L'ouvrage de Leclerc est un vaste amas de matériaux précieux; celui de Lévesque offre plus d'art et de goût : mais l'un et l'autre, trop volumineux pour être beaucoup lus, s'arrêtent au moment où la politique du cabinet de Pétersbourg a pris un essor plus hardi (1). Or, la plupart des lecteurs, attirés par les chefs-d'œuvre historiques des temps anciens, ou par les faits intéressans des temps modernes, ne trouvent guère pius d'intérêt à l'histoire des prédécesseurs de Pierre-le-Grand, qu'à celle des khans du Kaptschack. Quant à l'état réel de la Russie, les laborieux ouvrages des Pallas, des Busching, des Georgi, des Storch, &c., en ont rendu la connaissance plus familière, mais non pas plus certaine. Les auteurs de statistique peuvent impunément commettre des erreurs qu'il est impossible de vérifier, ou débiter des flatteries qu'il est si rare de voir démentir. On ne juge (1) On annonce une nouvelle édition de l'Histoire de Russie, par M. Lévesque, augmentée des règnes de Catherine et de Paul I.o, par deux écrivains dont le nom est d'un augure favorable au succès de cette entreprise. communément des forces ou des richesses de la Russie que sur des hypothèses ou sur des calculs dont les données ont été recueillies dans les bureaux de Pétersbourg. Il y a vingt ans, on n'aurait pas trouvé plus de Français qui eussent été à Moscow qu'en Cochinchine, et un voyage d'Arkhangel n'eût guère paru moins merveilleux que celui de Tombuctoo. Aux tableaux brillans et mensongers faits sur la Russie, quelques écrivains ont opposé des récits que le contraste des opinions a fait prendre pour des satires amères. C'est entre les témoignages contradictoires de tous, qu'on est réduit à chercher des jugemens plausibles et des résultats qu'on puisse présenter avec confiance au public. Maintenant qu'une grande querelle tient le monde entier dans l'attente, il est devenu plus intéressant que jamais d'acquérir une juste notion de cette puissance qui n'a paru si redoutable que par la faiblesse et l'aveuglement des états intéressés à l'arrêter. En entreprenant cet ouvrage, nous n'avons pas prétendu faire une histoire ou une géo graphie; il suffit à notre objet, de présenter des masses historiques ou statistiques. Ce ne sont ni des récits de batailles, ni des actions privées, qui font connaître la nature d'une puissance; il nous a paru plus important d'étudier le génie, la marche et les progrès de la puissance russe, son action sur les autres, et l'action des autres sur elle; et si nous nous arrêtons quelquefois à décrire l'état du pays, la force des armées, le caractère et les mœurs des habitans, ce n'est pas seulement, suivant l'expression de Tacite,« pour expliquer des événemens qui sont souvent l'œuvre du כל hasard, mais pour en faire connaître ou du » moins pressentir la raison et la cause (1). » Les matériaux d'un pareil ouvrage sont épars dans mille volumes, dans les traités publics, dans les histoires générales, dans des mémoires particuliers, dans des statistiques, dans des voyages, et jusque dans ces feuilles (1) Repetendum videtur qualis status urbis, quæ mens exercituum, quis habitus provinciarum, quid in toto terrarum orbe validum, quid ægrum fuerit; ut non modò casus eventusque rerum qui plerumque fortuiti sunt, sed ratio etiam causæque noscantur. (Historiarum lib. I, §. 4.) légères qu'un mois, une semaine, un jour, voient naître et mourir. Les travaux estimables de Leclerc, et surtout de Lévesque, nous ont dispensés de compulser les chroniques russes; mais nous avons cherché par-tout ailleurs, et même dans les écrits faits sous les auspices des souverains russes, des garans irrécusables de notre opinion. Nous nous sommes attachés à citer des auteurs dont le caractère, le rang, ou la connaissance qu'ils avaient du pays, rendent le témoignage plus respectable; et s'il en est qui paraissent moins dignes de foi, on sera surpris de les trouver chez une nation dont les Russes devaient attendre le plus de ménagemens nos lecteurs nous sauront peut-être gré d'être plus modérés envers nos ennemis actuels, que les Anglais ne le sont envers leurs plus intimes alliés. Au milieu de la querelle qui embrase l'Europe, animés de l'amour de notre pays, entourés de témoins qui peignent nos ennemis des plus noires couleurs, il nous a souvent fallu imposer silence à nos propres sentimens, poser notre plume, consulter la modération d'amis éclairés, et fermer l'oreille à des imputations hasardées dont la mémoire des princes est trop souvent flétrie par des auteurs qui dégradent la majesté de l'histoire. On nous blâmera peut-être d'avoir hérissé cet ouvrage de citations qui peuvent interrompre le fil des idées, nuire à la rapidité des récits ou à la clarté des développemens; on pourrait même nous reprocher d'avoir reproduit quelques expressions employées par les écrivains que nous avons cités : il nous était facile d'échapper à ces reproches; mais notre amour-propre aime mieux les subir que de donner lieu à de plus graves inculpations. D'ailleurs, il résulte de cet ensemble de témoignages, une notion plus claire de tout ce qui peut servir à faire connaître la Russie : en un mot, nous avons voulu donner une idée vraie, mais générale, de l'étendue de son territoire, de sa population, de son gouvernement, de ses forces, de ses revenus, et des mœurs de ses habitans; et si le bon génie de l'Europe arrête enfin, comme tout le fait |