et si amusante, puis ensuite avec un air de satisfaction si réelle que toutes partirent d'un éclat de rire. Ma foi, je te le confesse, à cette hardiesse ingénue je sentis battre mon cœur comme si ses lèvres eussent touché les miennes dans un baiser... Juge de ce que je devins quand Zouhra, Nazli et Hadidjé tendirent à la fois la main pour réclamer mon verre. Elles burent à la ronde, et moi après elles, dans un trouble de sens impossible à décrire. Cet abandon mêlé de réserves pudiques, ces timidités adorables qu'elles surmontaient, de peur sans doute de me froisser en refusant ce qu'elles croyaient peut-être conforme à nos habitudes françaises, tout cela me touchait, me ravissait, m'intimidai même parfois à ne plus oser soutenir leurs regards, bien que la présence de leur père attestât l'innocence de ces familiarités. A la fin du repas, les mêmes servantes grecques enlevèrent les tables. La nuit venait, on alluma les lustres. A travers les persiennes closes les parfums des myrtes et des lilas nous arrivaient. On apporta des cigarettes; Zouhra en prit une, l'alluma, et, après en avoir tiré quelques bouffées, me l'offrit... Je me laissai faire. Voyons, Louis, t'imagines-tu ton ami, mollement accoudé sur des coussins? autour de lui, ces quatre filles du paradis de Mahomet dans leurs adorables costumes de sultanes, folâtrant et babillant, belles toutes quatre à ne savoir à laquelle j'eusse donné la pomme si j'eusse été Pâris!.. Je te le répète, j'eus besoin d'un effort pour me convaincre que tout cela était bien réel. Au bout de quelque temps, je m'aperçus que Mohammed était parti; mais, grâce à Kondjé-Gul, décidément mon interprète, notre causerie devint active et générale. Hadidjé m'enseigna un jeu turc qui se joue avec sides fleurs, et que je ne te décrirai point, ne l'ayant pas compris. Te dire comment se passa cette soirée, ce serait vouloir te raconter un éblouissement, une ivresse. Je leur montrai, à mon tour, le jeu du furet, tu sais? Un ruban noué aux deux bouts, que l'on tient assis par terre en cercle, et sur lequel glisse un anneau qu'il faut saisir entre les mains d'un des joueurs. Ce fut, ma foi, le dernier coup pour ma raison. Quels rires et quels cris joyeux! Chacune d'elles, prise à son tour, me choisissait naturellement pour point de mire. A chaque instant, je me sentais saisi, emprisonné dans leurs bras blancs et nus... Je te le jure, c'était à devenir fou! Il était près de minuit quand Mohammed rentra. J'avais perdu toute conscience du temps; cette fois il fallait partir. Tandis que je m'apprêtais et que je disais quelques mots à Kondjé-Gul, Mohammed adressa la parole à Zouhra, à Nazli, à Hadidjé. Je crus m'apercevoir qu'il les interrogeait, et qu'elles lui répondaient négativement. Alors il parla plus longuement à Kondjé-Gul; il me sembla qu'il la pressait pour lui demander compte de ma conver sation avec elle, et que le résultat le contrariait. Je songeai avec ennui que peut-être je lui attirais quelques réprimandes. Enfin il leur ordonna sans doute de se retirer, car elles vinrent à moi l'une après l'autre, et, comme à leur entrée, chacune d'elles s'inclina d'un air respectueux, en portant ses doigts à son front, et me baisa la main, après quoi elles sortirent, me laissant dans un désordre de pensées impossible à décrire. J'allais faire quelques apologies auprès de Mohammed pour m'excuser en le quittant, car je craignais qu'il ne mît désormais des obstacles à de semblables soirées, lorsqu'il me dit d'un air inquiet dans son idiome, que je traduis pour ne point renouveler la scène des mamamouchis du Bourgeois gentilhomme: Puis-je espérer que le signor est content? Comment, excellence? m'écriai-je en lui serrant affectueusement les mains, mais ravi!.. Et vous ne pouviez me causer une plus grande joie que de disposer de moi comme de mon oncle. Elles n'ont pas déplu à votre seigneurie? reprit-il. Vos filles? mais elles sont adorables! Et ma seule crainte serait de ne leur voir point partager la sympathie qu'elles m'inspirent. -Ah!.. Alors, ce n'est pas parce que votre seigneurie est mécontente qu'elle ne reste pas ce soir? ajouta-t-il d'un air soucieux. Que je ne reste pas? répondis-je... Que voulez-vous dire? Mais... votre excellence n'a dit sa volonté à aucune d'elles. Ma volonté!.. quelle volonté pouvais-je donc leur exprimer? Puisqu'elles appartiennent à votre seigneurie, répondit-il. - Elles m'appartiennent?.. Qui? Mais Kondjé-Gul, Zouhra, Hadidjé, Nazli. -Elles m'appartiennent? repris-je au comble de la stupéfaction. - Sans doute, dit Mohammed, l'air aussi étonné que moi... Son excellence Barbassou-Pacha, votre oncle, dont j'avais l'honneur d'être le serviteur, m'avait ordonné de lui acheter quatre vierges pour son harem; puisqu'il est mort et que votre seigneurie le remplace comme maître... Ah!!! Je renonce à te rendre l'expression de ce cri qui m'échappa. Tu devines tous les sentimens qu'il contenait. Vrai!.. je crus tout de bon cette fois que j'allais devenir fou. Le rêve des Mille et une nuits me surprenait tout éveillé! Ce palais original et somptueux était un harem, et ce harem était à moi! Ces quatre Schéhérazades dont la divine jeunesse et les grâces fascinantes m'avaient brûlé comme des flammes, elles étaient mes esclaves et n'attendaient qu'un signe ou qu'un désir de moi!.. Mohammed, incapable de comprendre mes agitations, me regardait d'un air piteux, ahuri, comme s'il eût présagé quelque dis râce. A ce moment, la vieille Grecque lui apportait des clés. Il y a avait quatre. Il me les présenta. - C'est bien, lui dis-je, laissez-moi! Il obéit, me salua sans répondre et sortit. Dès que je me vis seul, ne songeant plus à me contraindre, je e mis à parcourir le salon comme un insensé, et je laissai libreent éclater la joie qui n'étouffait. Je ramassai sur le tapis un ruban blié là par Kondjé-Gul, je le pressai sur mes lèvres avec transport; is ce furent des fleurs éparses avec lesquelles avaient joué Haljé et Zouhra. Louis, tu n'attends pas, je l'espère, que je t'analyse toutes les sations inouies par lesquelles je passai dans ce moment... Ce m'arrivait touchait au surnaturel, le surnaturel ne se raconte ", et je ne sache pas que légende, nouvelle, ou roman de notre de ait jamais abordé une situation aussi surprenante que celle tj'étais le héros. Certes de rigides bourgeois qui offrent en. nnes à leurs filles les Contes de M. Galand, illustrés avec les péties amoureuses du calife de Bagdad, trouveraient un tel robien hardi, uniquement parce que la scène ne se déroule pas 'erse ou à Samarcande. Pourtant mon histoire est identique, et tite-maîtresse la plus pudibonde la lirait sans sourciller, si je pelais Hassan au lieu d'André. III. veux tout savoir, n'est-ce pas, de ce qui peut agiter l'esprit mortel dans une semblable conjoncture? Écoute: rsque j'eus réussi à éteindre un peu mon exaltation, lorsfin je me fus persuadé moi-même de la réalité de cette rayone féerie, je m'accoudai à la fenêtre; j'avais besoin de respirer. it sonna au château. Que faisaient-elles? Songeaient-elles à comme je songeais à elles? Je me mis à contempler ces quatre que m'avait laissées Mohammed. Chaque clé avait une miine étiquette, portant une lettre et un nom : Nazli, Zouhra, djé, Kondjé-Gul. J'avais encore les yeux tout pleins de leurs tés. Si peu naïf que je sois, j'étais malgré moi troublé, j'allais timide... Après les fascinations de cette soirée, je sentais que ais; j'aimais d'un amour étrange, subitement épanoui, j'aid'abondance, sans pouvoir séparer l'une de l'autre ces es radieuses, qui se mêlaient dans ma pensée comme si elles ssent eu qu'une seule âme. Grâce à ma certitude d'égale poson, Kondjé-Gul, Hadidjé, Nazli, Zouhra, se complétaient dans illusion comme un seul être, exhalant un unique parfum de es, de jeunesse et d'amour. Tout cela te paraît fou, tu as peut-être raison; mais j'analyse pour toi cet enchantement, qui me fait encore l'effet d'un rêve. A l'espoir de ces voluptés qui m'attendaient, le tumulte de mes sens se fondait dans je ne sais quelle appréhension. Que te dirais-je, enfin? j'avais beau être sultan, mon cœur n'avait jamais été à pareille aubaine et s'était souvent, tu le sais, épris à moins bon escient. Tout à coup l'idée me vint qu'elles avaient dû se méprendre sans doute sur le sentiment de réserve que j'avais affecté auprès d'elles. Suivant leurs traditions de harem, leurs usages et leurs lois, j'étais légitimement leur maître et leur mari; ne pouvaient-elles pas croire à de l'indifférence, à du dédain? Troublé par cette réflexion, je me sentis pris d'un serrement de cœur affreux. Qu'allaient-elles supposer? mon Dieu! Remettrais-je au lendemain pour dissiper leur doutes et me justifier d'une aussi étrange froideur, qui pouvait res sembler à du mépris? Je n'avais pas plutôt conçu cette pensée qu je n'eus plus qu'un désir : revoir Kondjé-Gul..... Je connaissais tous les aménagemens d'El-Nouzha. Au centre l'édifice est une vaste salle circulaire, prenant le jour d'en ha par une coupole de verre dépoli, soutenue par des colonnes marbre blanc. Des lampes, pendues entre les colonnes, répandai une clarté mystérieuse. Une fois là, j'écoutai. Tout était silencie Je trouvai l'appartement de Kondjé-Gul; je m'en approchai. J coutai encore, l'oreille contre la porte. Quelques frôlemens vag que j'entendis m'annoncèrent qu'elle n'était point couchée. La dans la main, j'hésitai un moment avant d'ouvrir. - Enfin je décidai. Imagine une chambre parfumée, coquette et riche à la fois, due d'étoffes de soie des Indes aux couleurs vives, éclairée par lumière adoucie d'un petit lustre à trois lampes. Devant un gr miroir, Kondjé-Gul était assise, ses longs cheveux tombant jusq terre. Ses bras nus élevés, la tête renversée en arrière, elle ter un peigne d'or. A ma vue, elle jeta un petit cri, se leva d'un bo et, toute rougissante, fixant sur moi ses grands yeux effarés, elle meura immobile et presque tremblante; son trouble me gag -T'ai-je fait peur? lui dis-je en essayant d'affermir ma voix, me pardonnes-tu d'entrer ainsi? Elle ne répondit pas un mot, mais elle baissa les yeux, un sour glissa furtivement sur ses lèvres; puis, sa main sur sa poitrine, s'inclina. Kondjé-Gul! chère Kondjé-Gul! m'écriai-je, touché jusqu' fond de l'âme d'un tel acte de soumission. Et, n'élançant vers elle, je la pris dans mes bras pour dissi ses craintes; je baisai son front qu'elle m'abandonnait, son visa pressé contre mon sein, avec un adorable effroi pudique. -As-tu donc cru que je ne t'aimais pas?.. dis-je aussi ému qu'elle. A cette question, elle releva la tête avec une inexprimable langueur et sourit encore, en me regardant dans les yeux, de si près que nos lèvres se rencontrèrent. Louis, est-il vrai que l'idéal embrasse l'infini, et que l'âme humaine plane en des régions si hautes que les félicités d'ici-bas ne sauraient la satisfaire?.. Je ne voulus point quitter le harem sans avoir aussi revu Hadidjé, Zouhra et Nazli. Les pauvres petites, elles rek se croyaient déjà dédaignées! Il me fallut sécher leurs larmes. Tu comprends à cette heure par quelles complications du testanent de mon oncle je n'ai point trouvé depuis quatre mois un moDent pour t'écrire. Je te raconterai les incidens de cette existence turprenante, de ce quadruple amour dont je suis possédé au point 'être sincère dans toutes mes effusions. Dis si tu veux, dans la édiocre sphère de tes sensations limitées, que tout cela est fou. aime, j'adore en poète, en païen, comme il te plaira; mais enfin, loi? mon oncle, qui était musulman, me lègue un harem; que wais-je faire? Si tes travaux te laissaient des loisirs, ne passe pas ☛ Férouzat, tu sais? Voilà comme nous sommes, nous autres sulns. Elles meurent d'envie de voir Paris; il se pourrait bien que j'y rivasse un de ces jours. Je n'ai pas besoin de te recommander, je suppose, de cacher soieusement cette lettre à ta femme. IV. Madame, je serai véridique. Oui, je suis de complexion tendre, plus peut-être qu'un Provençal ordinaire, j'en conviendrai core, si votre grâce le juge ainsi, et je n'en rougirai pas; mais suis aussi, daignez le croire, amoureux des convenances, et ce rait avec un vif chagrin que je me verrais déchoir dans votre esne. Or, à quelques mots de fiue raillerie, blottis comme de petits rpens sous les condoléances fleuries de votre malicieuse lettre, vais déjà compris que, dépourvu de toute délicatesse, et au risque me couvrir de confusion, ce misérable Louis m'a joué un tour ndable, en vous lisant les folies que je lui écrivais l'autre seaine. Ne niez pas! Il le confesse aujourd'hui, sans pudeur, dans s nouvelles qu'il m'envoie, ajoutant même « que vous avez ri. » 'aurez - vous pensé de moi, grand Dieu?.. Après une pareille enture, je n'oserais certainement plus affronter votre regard, si |