peu froid qui a chanté les Plaisirs de l'Espérance, Luttrell, le diseur de bons mots, et lord John Russell. Il y vit sans doute Crabb Robinson, l'avocat lettré qui fut, rare privilége, l'ami de Goethe et celui de Wordsworth, conteur intarissable à propos duquel Rogers ne manquait jamais de donner à ses convives ce conseil plaisant : si quelqu'un a quelque chose à dire, il fera bien de le dire tout de suite; vous savez que Robinson vient déjeuner avec nous. L'énumération serait imparfaite si l'on oubliait Sidney Smith, ce petit-fils littéraire de Swift, qui lui avait légué quelque chose de son ironie mordante et de son génie. Publiciste sans rival dans l'art de manier la plaisanterie, pasteur de village plein de dévouement, c'est peut-être sous les traits du causeur qu'on se le représente le plus volontiers, tant est vif le souvenir de ses reparties inimitables. Des entretiens où prenaient part tant d'hommes, à divers égards remarquables, il n'est rien resté qu'une légende; mais l'on peut deviner sans peine que Macaulay ne s'y faisait pas oublier. Il semblerait au contraire que là comme ailleurs il abusait quelquefois de son talent d'improvisateur et de sa mémoire. C'est un trait du caractère de son héros que M. Trevelyan, on le conçoit, a dû pour beaucoup de raisons laisser dans l'ombre. Il est certain que, si l'on ne peut prononcer en parlant de Macaulay le vilain mot d'égoïsme, on ne peut sans difficulté s'empêcher de penser à ce travers que les Anglais nomment egotisme. Au sentiment légitime de sa supériorité il joignait un penchant moins légitime peut-être à la faire paraître. Avec une foi naïve dans son infaillibilité propre,'il ne comprenait pas aisément qu'on pût être d'un autre avis que le sien, toujours prêt d'ailleurs à considérer comme une faute morale toute erreur littéraire ou toute opinion différente de la sienne. Il avait à cet égard une certaine ressemblance avec les érudits du XVIe siècle, et quelque chose de leur cruauté. Il aimait la bataille, mais surtout il tenait au triomphe. Ce sont, est-il besoin de le dire, ceux qui péchaient du même côté que cette faiblesse devait choquer les premiers. Tel fut le cas pour Sidney Smith. Il avait invité Macaulay à venir passer deux jours dans sa paroisse, et celui-ci parle avec beaucoup de charme de l'excellent dîner de son hôte, du sermon original qu'il prononça le dimanche; bref, il semble très satisfait de son voyage. M. Trevelyan ne nous a pas fait connaître les impressions de Sidney Smith, elles ont pourtant leur prix. On lui demandait un jour comment il s'était tiré d'affaire avec son confrère un peu loquace de la Revue d'Édimbourg. « Comment je m'en suis tiré? répondit-il, mais je ne m'en suis pas tiré du tout. Il ne vous donne jamais la moindre chance. Il a parlé tout le jour, et, j'ose le dire, toute la nuit aussi; heureusement, à ce moment-là, j'étais endormi. J'ai pourtant fini par lui rendre la monnaie de sa pièce. Quand je le mis en diligence, je posai la main sur son genou, et de mon ton le plus sérieux je lui dis : - Permettez-moi, vu mon âge, de vous donner un tout petit conseil. Ne vous laissez jamais persuader par personne que vous n'êtes pas le premier homme de l'Angleterre. Adieu. » Le mot fut-il vraiment prononcé? Les grands railleurs ne se mangent guère entre eux, et Macaulay savait mordre à l'occasion. Ce qui est certain, c'est que la variété de ses talens, l'éclat de son nom, étaient bien capables d'importuner des réputations anciennes. Lord Brougham paraît avoir été de ceux que cette gloire offusqua. A son avis, Macaulay prenait trop de place dans la Revue d'Édimbourg, et lorsque Jeffrey, à la veille d'abandonner la direction de ce recueil, voulut l'offrir au plus brillant de ses collaborateurs, Brougham réussit à l'en dissuader. Il déclarait d'ailleurs qu'il n'avait jamais lu les articles de Macaulay, ce qui était pousser un peu loin l'amour de l'impartialité. On ne peut douter d'autre part que le défenseur de la reine Caroline n'ait été l'objet favori de l'aversion de l'essayiste. Les confidences qu'il fait à ses sœurs le montrent suffisamment. Si l'on ajoute à ce nom celui de Montgomery, le poète de coterie qu'il poursuivit avec tout l'acharnement de Boileau contre Cotin, et celui de Croker, le peu scrupuleux et très rancunier commentateur de Boswell, on aura la liste presque complète de ses inimitiés littéraires. Il était bon haïsseur, surtout la plume à la main; mais au fond, ce qu'il haïssait, c'était la réclame, le charlatanisme et l'art de se faire valoir. Sur ce point-là, jamais il ne se démentit. Ce fut peut-être pour cette raison que les faveurs du nouveau ministère mirent un temps assez long à venir trouver l'éloquent allié du parti libéral. On lui donna d'abord la place de commissaire, puis celle de secrétaire dans le Conseil de contrôle pour les Indes. En même temps, il s'offrait à la ville de Leeds pour la représenter dans le parlement réformé, et sa franchise plaisait aux électeurs. Il refusait absolument d'accepter ce qu'on appelle aujourd'hui le mandat impératif, et terminait sa lettre par ces fières paroles: « Il n'est pas nécessaire à mon bonheur que je siége au parlement, mais il est nécessaire à mon bonheur que je garde, dans le parlement ou hors du parlement, la conscience d'avoir fait ce qui est bien. » L'occasion se présenta bientôt de faire voir que dans la réalité ces mots avaient le même sens pour lui que sous sa plume. Le gouvernement dont il tenait sa place venait de proposer un bill que le fils de Zacharie Macaulay ne pouvait voter; il offrit à deux reprises sa démission, qu'on n'accepta pas, et put se dire que la meilleure politique c'était encore l'honnêteté. Il put se convaincre TOME XVI. 1876. 5 aussi que sans l'appui de la fortune sa situation serait toujours précaire dans la chambre des communes. Pourquoi dès lors ne renonça-t-il pas, comme il le fit plus tard, aux affaires publiques, pour se consacrer aux travaux littéraires, qui lui auraient certainement donné l'aisance? Il serait difficile de le dire. Il se demandait déjà de quelle fascination ne devaient pas être victimes les honnêtes gens qui, au lieu d'être assis tranquillement avec leurs livres et leur tasse de thé dans une chambre fraiche, s'en allaient respirer un mauvais air, entendre de mauvais discours et sommeiller incommodément sur de mauvais bancs jusqu'à trois heures du matin. L'avenir même des institutions de son pays lui paraissait menaçant. Il ne voyait à l'horizon qu'un conflit acharné d'opinions extrêmes, une courte période d'oppression suivie d'une « réaction convulsive, et puis un écroulement épouvantable des fonds publics, de l'église, de la pairie et du trône. » Aussi, lorsqu'on lui proposa d'aller occuper dans le conseil des Indes une place récemment créée, accepta-t-il sans hésitation l'exil et ses ennuis avec l'espoir d'épargner assez sur ses appointemens pour renoncer aux emplois publics. Ce calcul, si singulier qu'il paraisse, ne devait point être en défaut. Cependant on ne peut s'empêcher de regretter le temps précieux pour les lettres que les Indes coûtèrent à l'auteur de l'Histoire d'Angleterre. S'il n'eût consulté que ses goûts, Macaulay serait certainement resté en Europe; mais dans l'offre qu'on lui faisait il croyait lire son devoir, et cela lui suffisait pour qu'il surmontât la pensée d'un long voyage et d'une occupation toute nouvelle pour lui. Les regrets que causait son départ étaient vifs. Jeffrey déplorait le vide que son absence allait faire dans le parti libéral, et, quant'à lady Holland, elle tempêtait, s'en prenait aux ministres, qui laissaient partir un tel homme, à sa famille, qui ne rougissait pas d'accepter un pareil sacrifice, et faisait retomber quelques gouttes de l'orage sur le « cher Macaulay,» fort étonné de la scène, et sur lord Holland, qui n'en pouvait mais. Le favori de Holland-House ne se laissa pas fléchir par ces marques flatteuses de l'intérêt universel qu'il inspirait, et vers le commencement de 1834 il quitta l'Angleterre, accompagné de sa sœur aînée, sans laquelle il était bien résolu de ne point s'en aller, et suivi d'une provision de livres. III. « Ayez soin, monsieur, d'avoir toujours à votre table quelque jeune écrivain ou quelque cadet nouvellement arrivé, dont la santé florissante et les joues rebondies puissent attirer les moustiques, qui laisseront alors le reste de la compagnie tranquille. >> Tel était le conseil désintéressé que donnait à Macaulay, prêt à faire voile, l'ancien avocat général du Bengale; il était superflu. Ni les inconvéniens ni les maladies des climats chauds n'avaient de prise sur le nouveau membre du conseil suprême. Les autres Européens languissaient, devenaient mélancoliques et mouraient; Macaulay, grâce à son tempérament, était au-dessus de ces petites misères-là. Il trouvait tout naturel, agréable même, un voyage de 400 milles fait sur des épaules humaines, et montrait autant de présence d'esprit dans un bungalow que dans le salon de Holland-House, ainsi qu'il le prouve lui-même dans les lignes suivantes : « Je trouvai à Mysore un Anglais qui, sans autre préface, m'accosta en me disant : Monsieur Macaulay, répondez-moi, je vous prie; ne pensez-vous pas que Buonaparte était la bête (de l'Apocalypse)? · Non, monsieur, je ne puis pas dire que je le pense. - Monsieur, Buonaparte était la bête, et je peux le prouver. J'ai trouvé le nombre 666 dans son nom. D'ailleurs, monsieur, s'il n'était pas la bête, qui serait-ce donc? - La question était embarrassante, et je ne suis pas médiocrement fier de ma réponse. Monsieur, lui dis-je, c'est la chambre des communes qui est la bête. Elle se compose de 658 membres; en comptant les 3 secrétaires, le sergent et son subdélégué, le chapelain, le bibliothécaire et le portier, cela fait justement 666. » -- Il ne faillit s'ennuyer qu'une fois, la première et la dernière de sa vie; ce fut sur les Nilgherries, où la pluie l'empêcha de sortir pendant un mois. Heureusement il avait Clarisse Harlowe dans son bagage, et son enthousiasme pour le roman de Richardson fut le salut de l'aimable, mais ignorante société qui l'entourait dans cette retraite d'été. Du reste il n'éprouvait pour la nature, pour les plaisirs et pour les Anglais de l'Inde qu'un goût très modéré. Mal vu des journalistes et des avocats de Calcutta, dont il dédaignait les talens, il n'était rien moins que populaire dans le monde anglo-indien. Le Times allait même jusqu'à dire que, de tous les Anglais qui avaient quitté les bords de la Tamise pour ceux du Gange, jamais membre de la société n'avait été moins aimé, jamais fonctionnaire public n'avait été plus exécré que lui. Ces critiques violentes, on le sent bien, ne le détournaient pas du but qu'il s'était proposé. Il n'en continuait pas moins à mettre au service de l'administration ses grandes facultés, ses connaissances et ses idées libérales. Il revendiquait la liberté de la presse pour l'Inde, l'égalité des Européens et des indigènes devant la loi, s'occupait de l'instruction publique et surtout préparait pour l'Inde un code pénal. En même temps, par manière de délassement, il relisait l'antiquité classique d'un bout à l'autre et ses auteurs favoris deux ou trois fois, tandis que l'Essai sur Bacon partait pour Édimbourg et traversait les mers. Cependant il s'apercevait aussi qu'il est pénible de « rôtir et de bouil lir alternativement pendant huit mois » sans pouvoir espérer de se refroidir le reste de l'année, et il soupirait après l'Angleterre. Quand il eut mis la dernière main à son projet de code, son grand ouvrage, il n'y tint plus. Il donna sa démission et s'embarqua pour l'Europe. Sa sœur, qui dans l'intervalle avait épousé M. Trevelyan, jeune employé civil de grand avenir, l'accompagnait encore, suivie de son mari. Macaulay rapportait des Indes une fortune suffisante pour la modestie de ses désirs et les matériaux de ses beaux essais sur Lord Clive et Warren Hastings. Pendant la traversée, qui fut longue, il apprit l'allemand. « J'ai, disait-il, un pressentiment qui m'assure que la cause finale de mon existence, l'objet spécial pour lequel je suis envoyé dans cette vallée de larmes, c'est de m'amuser aux dépens de certains Allemands. » Il ne prévoyait pas alors qu'il serait un jour élu chevalier de l'ordre du mérite de Prusse. Si l'on en croit Sidney Smith, il devait encore quelque chose à son séjour dans l'Inde : il avait appris à se taire. « Il est certainement plus aimable depuis son retour, disait le malin ecclésiastique; il a de temps en temps des éclairs de silence qui rendent sa conversation parfaitement agréable. » Ce n'était pas le seul profit qu'il eût tiré de la solitude et de l'éloignement de Londres. Tout en parcourant son jardin, un livre à la main, aux premières lueurs de l'aube, il s'était senti devenir de plus en plus indifférent à la politique. Qu'est-ce, pensait-il, que la gloire de Townshend en comparaison de celle de Hume, et qu'est-ce que lord North auprès de Gibbon? Se faire un nom durable parmi les historiens de l'Angleterre, créer, comme Thucydide, son modèle idéal, une de ces œuvres qui demeurent « à toujours, » voilà quel sera désormais le rêve de cette seconde partie de sa vie. La politique va céder le pas à la littérature. Il acceptera encore un siége au parlement et des fonctions publiques, mais son cœur est ailleurs. Son père Zacharie est mort, ses frères et ses sœurs sont établis : il peut songer à lui-même. Il entrevoit déjà dans l'ombre du passé cette grande figure de Guillaume III, que le hasard d'une dissertation académique lui avait autrefois présentée à Cambridge. Ce sera là son héros politique : il lui consacrera tous ses loisirs et toute son éloquence; mais le bonheur de finir une entreprise commencée trop tard lui sera refusé. A son retour de l'Inde, Macaulay, pour se reposer, commença par visiter l'Italie, non pas en artiste ou en érudit, mais en simple lettré. Les beautés de la nature ne le passionnèrent jamais beaucoup, et, quoiqu'il sût tout comme un autre composer de belles descriptions, ainsi que le témoigne celle du défilé de Glencoe dans le septième volume de son Histoire, il était plus curieux de vérifier le dire des poètes et des orateurs romains sur les lieux dont ils ont parlé, que d'admirer ces lieux eux-mêmes. Il avait en cette ma |