que d'épisodes, que de scènes étranges, que d'aventures! Tout cela est raconté par M. Huc de la façon la plus divertissante. Ne vous attendez pas à retrouver dans son livre le style du missionnaire : l'auteur déclare lui-même qu'il s'est arraché pour un moment aux préoccupations exclusives de son caractère apostolique, et que, réservant aux Annales de la propagation de la foi les expansions pieuses, les aspirations ardentes du chrétien, il a voulu surtout, par cette relation de son voyage, présenter une description de l'empire chinois à l'usage de tout le monde. On ne doit donc pas être surpris de rencontrer dans son récit tant de scènes comiques, grotesques même, et souvent peu édifiantes. Ce sont des scènes chinoises. M. Huc n'a fait que peindre le tableau dans lequel il a figuré, non comme missionnaire, mais comme simple particulier, convoyé d'un bout à l'autre de l'empire par ordre des autorités chinoises, et obligé de combattre à toute heure pour conquérir un repas, un logis, un palanquin ou une jonque. Certes on ne saurait exiger beaucoup de gravité dans le récit de cette campagne, involontairement entreprise par M. Huc et par son digne lieutenant, M. Gabet, contre les mandarins du Céleste-Empire. Je ne sais trop pourtant (et sur ce point je m'en rapporte à l'impression des personnes qui ont lu ce livre), mais il me semble que parfois l'ardeur du combat a entraîné un peu loin les deux champions, et que les vainqueurs n'ont pas su toujours résister aux enivremens du triomphe. Et puis, s'il faut dire toute ma pensée, je croirais volontiers qu'il y a çà et là dans le récit certains détails de mise en scène qui ont emprunté au moins quelques traits à l'humour et à la vivacité spirituelle de l'écrivain. Je ne m'en plaindrais certainement pas, s'il ne s'agissait que d'une relation de voyage; mais M. Huc s'est en même temps proposé de décrire les institutions, les mœurs, les habitudes du peuple chinois: alors je me demande si ce but est toujours atteint, et je m'inquiète à la pensée que les couleurs du tableau pourraient être parfois trop chargés.-Je prends par exemple les portraits de mandarins qui figurent dans la galerie de M. Huc. Sauf de rares exceptions, les dépositaires de l'autorité dans les provinces traversées par nos deux missionnaires sont représentés sous les traits les plus noirs. Non-seulement ils sont fourbes, menteurs, voleurs, ils vendent la justice, etc., mais encore, à en juger par plusieurs scènes, très amusantes du reste, qui sont décrites dans la relation de M. Huc, ils seraient en général d'une niaiserie et d'une bêtise incomparables. De plus, comme le physique doit répondre au moral, presque tous sont fort laids; un mandarin peint par M. Huc passe à l'état de caricature. Bref, les lecteurs qui n'ont jamais eu la bonne fortune de contempler un mandarin (et c'est le plus grand nombre) sont parfaitement autorisés à concevoir la plus triste idée de l'espèce. Cependant, s'il est vrai que la vénalité et la corruption ont pénétré profondément à tous les degrés de l'administration chinoise, et qu'au point de vue moral l'autorité a perdu son ancien prestige (ce qui explique en partie, comme je l'ai indiqué plus haut, l'origine et les progrès de l'insurrection actuelle), ce n'est pas à dire pour cela que, sous le rapport intellectuel et physique, la corporation des mandarins se compose en majorité de personnages stupides et grotesques. Les magistrats inférieurs de Sse-tchouen et du Hou-pé ont pu être abasourdis par les procédés très insolites des deux missionnaires, et, dans la crainte de se compromettre au sujet de ces voyageurs affublés de bonnets jaunes, ils ont dû en mainte occasion faire preuve d'une incroyable faiblesse de caractère. Un mandarin dans l'embarras en face d'un Européen n'est capable que de tout céder. Cet incident de rencontre n'empêche pas néanmoins qu'il ne puisse être, au demeurant, distingué de manières, assez instruit, et que, dans l'exercice ordinaire de ses fonctions, il ne possède les facultés intellectuelles que l'on trouve chez les dignitaires les plus corrompus des nations civilisées; en un mot, il n'est pas toujours ridicule. Quant à la beauté ou à la laideur des mandarins, c'est une question de goût : les Chinois ne représentent certainement pas le type de la beauté; mais ils ne me paraissent pas inférieurs à bien d'autres races, et je ne vois pas pourquoi la figure d'un mandarin en Chine serait nécessairement plus laide que celle d'un préfet en France. J'admets cependant que, par suite d'une très mauvaise chance, MM. Huc et Gabet n'aient eu affaire le plus souvent qu'à des magistrats ineptes et très laids. Mon observation n'a d'autre but que de prémunir le lecteur contre l'application générale de ce signalement aux mandarins du Céleste-Empire. M. Huc n'est guère plus indulgent pour le peuple chinois que pour les mandarins. Suivant lui, les Chinois sont irréligieux, ivrognes, joueurs, débauchés; ils battent leurs femmes, etc. S'ils ont quelques vertus, ce ne sont que des vertus égoïstes. Dans la préface de son livre, M. Huc, après avoir signalé l'optimisme des missionnaires du XVIIe siècle, critique le pessimisme des missionnaires modernes, qui, en représentant la Chine sous des couleurs peu riantes, «ont, sans le vouloir, exagéré le mal. » J'éprouve dès lors moins de scrupule à supposer que lui-même a, sans le vouloir, exagéré les vices des habitans du Céleste-Empire, car je ne vois réellement pas ce qu'on pourrait dire de pis contre l'ensemble d'une nation. Les correctifs ou les circonstances atténuantes admises de temps en temps dans le cours du réquisitoire ne détruisent pas l'impression générale qui doit rester dans l'esprit du lecteur, impression qui n'est rien moins que favorable à cet immense peuple, dont les missionnaires catholiques ont entrepris la conversion. Il est un point toutefois sur lequel M. Huc a fourni des éclaircissemens très précieux, je veux parler de l'infanticide, et il me semble que, malgré la sévérité très légitime des conclusions, son témoignage atténue singulièrement les accusations dont on a, dans ces dernières années, poursuivi la nation chinoise. On se souvient de l'espèce d'agitation excitée à Paris et dans toute la France en faveur des petits Chinois, que l'on sacrifie, disait-on, par milliers et même par millions, «et qui périssent soit dans les eaux des fleuves, soit sous la dent des animaux immondes. » Les missionnaires avaient, en effet, raconté que l'on rencontre fréquemment en Chine, le long des routes, sur les fleuves, les lacs et les canaux, des cadavres de petits enfans. M. Huc ne doute pas de l'exactitude de ces récits, mais voici en quels termes il s'exprime : « Pendant plus de dix ans, nous avons parcouru l'empire chinois dans presque toutes ses provinces, et nous devons déclarer, pour rendre hommage à la vérité, que nous n'avons jamais aperçu un seul cadavre d'enfant.... Toutefois nous avons la certitude qu'on peut en rencontrer très souvent.... » Et alors M. Huc explique que, les frais de sépulture étant très coûteux, les parens, déjà pauvres, ne veulent pas se réduire à la mendicité pour ensevelir leurs enfans, et qu'ils se contentent de les envelopper dans quelques lambeaux de nattes, puis de les exposer dans un ravin ou de les abandonner au courant des eaux. « Mais on aurait tort de conclure que les enfans étaient encore vivans quand ils ont été ainsi jetés et abandonnés. Cela peut cependant arriver assez souvent, surtout pour les petites filles dont on veut se défaire et qu'on expose de la sorte, dans l'espérance qu'elles seront peut-être recueillies par d'autres. » A l'aide de ces explications, on peut ramener les faits à leur juste valeur. Que l'infanticide existe en Chine, cela n'est pas douteux; les édits publiés par le gouvenement contre cet odieux crime l'attesteraient suffisamment à défaut de nombreux et incontestables témoignages. Dans un pays où la population est excessive, où la misère est grande, où les institutions charitables n'ont pris encore aucun développement, il n'y a pas à s'étonner qu'il en soit ainsi. L'infanticide n'est pas pour cela un fait général en Chine, une habitude, un trait de mœurs; il n'atteint pas les proportions qui lui ont été attribuées. Les Chinois aiment leurs enfans, je dirai même qu'ils les aiment avec une expansion de tendresse dont tous les voyageurs qui ont visité un point quelconque du Céleste-Empire ont été frappés et touchés. Vous pouvez battre impunément un Chinois; mais n'ayez pas le malheur de malmener un enfant dans les rues de Canton ou de Shang-haï, quand même vous seriez assailli, suivant l'usage, par les cris et les quolibets d'une bande de gamins! Les Chinois qui en seraient témoins ne vous le pardonneraient pas. Des embarras très sérieux, de véritables émeutes sont survenus, dans les rues de Canton, à la suite de quelque légère correction infligée à un enfant taquin par un Européen impatienté. On calomnie donc le peuple chinois lorsqu'on l'accuse d'infanticide comme d'un crime fréquent et systématique. Loin de moi la pensée de blâmer les pieux appels qui ont été faits à la charité française par l'association de la Sainte-Enfance, ni de contester les services très réels que cette association a rendus : à quelque degré qu'il existe, l’infanticide doit être combattu; mais parce que l'on sauve quelques enfans, on n'acquiert pas le droit de déshonorer tous les pères. Malgré le dévouement des missionnaires catholiques, le christianisme fait en Chine très peu de progrès. M. Huc n'estime qu'à 800,000 le nombre des chrétiens dans tout l'empire. Sur une population qui dépasse 300 millions d'âmes, ce chiffre est insignifiant. C'est à l'indifférence du peuple en matière religieuse au moins autant qu'aux persécutions qu'il faut attribuer la stérilité des efforts apostoliques. On peut dire en effet que les habitans du Céleste-Empire n'ont point d'autre foi que le culte des ancêtres, dont il a été si souvent parlé. Ils honorent par surcroît, si cela leur plaît, Bouddha, Confucius, Lao-tze ou Mahomet, et ils observent plus ou moins exactement les pratiques superstitieuses que prescrit l'un ou l'autre de ces différens cultes; mais on ne remarque point dans les cérémonies extérieures la présence du sentiment religieux. De son côté, le gouvernement est complétement sceptique, et il laisse chacun libre de croire et de pratiquer à sa guise. Cependant cette tolérance ne s'applique pas à la religion chrétienne, parce que celle-ci n'est point considérée précisément comme une secte religieuse, mais plutôt comme une association secrète, imbue de doctrines étrangères et pouvant ainsi mettre en péril l'indépendance de l'empire. En traitant ce grave sujet, M. Huc rappelle les démarches tentées en 1844 par M. de Lagrené pour obtenir en faveur des chrétiens de la Chine le bienfait de la liberté religieuse; il rend hommage aux excellentes intentions de notre ambassadeur, mais il fait observer que l'édit obtenu par la diplomatie n'a produit aucun résultat sérieux, qu'il n'a pas reçu dans les provinces la publicité nécessaire, que les chrétiens sont persécutés comme par le passé, et que peut-être même leur condition a été moins favorable à la suite de ces négociations, dont le prétendu succès avait rempli d'espérance toutes les âmes pieuses. Pour apprécier exactement les faits, il convient de se reporter aux principaux incidens des pourparlers engagés dès 1844 entre M. de Lagrené et le commissaire impérial Ky-ing, au sujet du christianisme. L'ambassadeur français était arrivé en Chine pour conclure TOME VIII. 18 un traité d'amitié et de commerce. Dans le cours des négociations relatives à ce traité, il pressa vivement le commissaire impérial de plaider auprès du cabinet de Pékin la cause de la religion chrétienne. Cette demande était purement officieuse, car il semblait impossible d'introduire dans la convention commerciale une clause formelle en faveur du christianisme, ou de stipuler un arrangement spécial sur une matière aussi délicate. Ky-ing acquiesça à la proposition, et vers la fin de 1844, il adressa à Pékin une pétition respectueuse, pour appeler la clémence impériale sur les chrétiens « qui ne commettraient aucun délit. » L'empereur approuva la pétition. Dès ce moment, on avait obtenu un point essentiel, à savoir que les chrétiens ne seraient plus persécutés en tant que chrétiens. M. de Lagrené ne jugea point cependant cette concession suffisante il reprit les négociations, il demanda que l'on définît clairement les droits des catholiques, qu'on autorisât ceux-ci en termes exprès à ériger des églises, à se réunir pour prier en commun, à vénérer la croix et les images, etc., en un mot à observer librement toutes les pratiques extérieures de leur foi; de plus il insista pour que les édits de tolérance, qu'il savait bien devoir être illusoires s'ils n'étaient pas rendus publics, fussent notifiés officiellement sous le plus bref délai dans toute l'étendue de l'empire. Après de longues discussions, Kying céda, et au mois d'août 1845 il communiqua à M. de Lagrené une dépêche qu'il adressait aux mandarins supérieurs pour être transmise également à tous les fonctionnaires subalternes, et par laquelle il réglait les différentes questions soulevées par l'ambassadeur. Or c'est d'après cette communication de 1845, et non d'après l'édit de 1844 (le seul dont M. Huc fasse mention) qu'il faut apprécier les négociations suivies en faveur des catholiques, et si l'on examine attentivement les pièces qui ont été publiées (1), on reconnaîtra que le négociateur français avait très bien compris la portée des lacunes signalées avec raison par M. Huc dans l'édit de 1844, et qu'il avait, par de nouvelles instances, arraché aux scrupules effrayés de Ky-ing toutes les concessions qu'il était humainement possible d'espérer. Tel fut le système adopté par l'ambassadeur français dans la conduite de cette grave affaire. M. Huc nous déclare qu'il aurait agi autrement. Dès son arrivée à Canton, il aurait pris pour point de départ de la discussion les atrocités commises contre les missionnaires catholiques martyrisés dans l'intérieur du Céleste-Empire. « Il eût fallu, dit-il, presser vivement le gouvernement chinois sur ce point; le moment était favorable, on eût dù l'acculer, c'était chose facile, dans sa sauvage barbarie, et là exiger impitoyablement de lui une (1) M. Lenormant a exposé dans le Correspondant la série des négociations engagées en 1844 et 1845. Les documens qu'il a produits, d'après une communication du département des affaires étrangères, répandent une vive lumière sur l'ensemble de la question. |