d'encouragement tacite? Ne semble-t-il pas que la grande famille européenne, voyant ce peuple traverser péniblement une crise si périlleuse, se plaise à lui remettre sous les yeux sa gloire et sa prospérité d'autrefois, afin que, dans ce rude travail de rénovation, il ne rejette pas ce qui est le fond de son génie et ne se détruise pas lui-même en voulant se transformer? Il y a surtout deux vives époques dans l'histoire littéraire de l'Espagne : le moyen âge et le XVIe siècle;- le moyen âge avec ses essais d'épopée, avec son brillant Romancero et plus tard avec ses écrits didactiques, où le bon sens moderne qui s'éveille est encore associé d'une façon si originale à l'enthousiasme chevaleresque ou religieux; — le xvre siècle et le commencement du XVII, où le théâtre se lève plein de jeunesse et d'éclat, où la satire, avec Michel Cervantes, cache sous les inventions les plus joyeuses une profonde gravité morale, où mille promesses enfin, attestant le juvénile essor de l'esprit moderne, semblent présager les triomphes de sa virilité. Ces périodes sont brillantes toutes les deux, brillantes surtout par le mouvement généreux, par l'élan continu qui s'y déploie; mais, tandis que de l'enfance du moyen åge on passe régulièrement à l'adolescence du XVIe siècle, l'esprit espagnol, arrivé à ce point, se trouve brusquement arrêté; l'absolutisme de l'état et de l'église étouffe tous ces germes de vie, et un moyen âge artificiel, un moyen âge sans naïveté et sans grâce, illustré encore par le génie de Calderon, ouvre un interrègne littéraire qui durera près de deux siècles. Ce sont ces deux périodes si dignes d'intérêt qui ont été étudiées de nos jours avec une laborieuse émulation. Signalons d'abord les écrivains qui les embrassent toutes les deux à la fois, et, puisqu'il s'agit surtout de recherches érudites, mettons au premier rang le docte travail dont l'Amérique a fait présent à l'Europe. Depuis l'histoire de Bouterweck, histoire très digne d'estime, mais restée incomplète malgré les supplémens des traducteurs espagnols, MM. de la Cortina et Hugalde y Mollinedo, l'History of spanish literature de M. George Ticknor est le seul ouvrage qui retrace dans tout son développement la vie intellectuelle de l'Espagne. M. Ticknor a eu tout récemment de laborieux auxiliaires. Ici c'est M. le docteur Julius qui, dans une traduction savante, enrichit de notes et d'indications bibliographiques les pages de son modèle; là c'est un des hommes qui connaissent le mieux la littérature espagnole, un homme dont les ouvrages, comme celui de M. Ticknor, font autorité à Madrid, un érudit viennois, M. Ferdinand Wolf, qui s'unit à M. Julius pour annoter l'écrivain de Boston. M. Ticknor a eu aussi en Espagne des traducteurs habiles, don Pascual de Gayangos et don Enrique de Vedia, qui ont, sur bien des points, complété ses recherches. Après les tableaux d'ensemble viennent les monographies et les peintures de détail. Voyez d'abord le moyen âge : l'histoire réelle et l'histoire légendaire du Cid Campeador, le Poema del Cid, les chroniques en prose ou en vers qui s'y rattachent, les branches diverses du Romancero ont trouvé par toute l'Europe d'ingénieux interprètes. Dans ces domaines encore si peu explorés il y a trente ans, les critiques de Paris, de Leyde, de Leipzig, rencontrent les écrivains de Londres, de Florence et de Madrid: c'est M. Clarus et M. Dozy, c'est M. Pietro Monti et don Agustin Duran, c'est Robert Southey et M. Magnin. Des mentions particulières sont dues à M. Dozy et à M. Clarus. M. Dozy est un orientaliste qui défriche vaillamment l'histoire si mal connue de l'Espagne arabe, et bien que son livre mérite souvent de graves reproches, bien que son exposition soit confuse et que ses polémiques révèlent un goût très contestable, il a déployé tant de science, il se fraie sa route avec tant d'audace à travers les ronces et les épines du moyen âge espagnol, qu'il est impossible de ne pas lui marquer une des premières places parmi les romanistes contemporains. M. Clarus joint à une érudition très sûre une âme poétique et pieuse, et l'on sent, à lire ses pages éloquentes, combien il est heureux de mettre en lumière les trésors du catholicisme espagnol au XIIIe siècle. Ce brillant essor de poésie épique et lyrique pour lequel MM. Clarus et Dozy nous fournissent des renseignemens si nombreux, est-il la seule inspiration de l'Espagne au moyen âge? Non, certes; la littérature didactique, inaugurée avec tant de grâce par Alphonse le Savant et continuée par les chroniqueurs des XIVe et XVe siècles, va nous offrir un de ses plus charmans chefs-d'œuvre, le Comte Lucanor, popularisé par deux traductions, allemande et française. C'est bien encore l'esprit du moyen âge, c'est sa grâce, sa candeur, sa loyauté chevaleresque, avec un sentiment plus fin du monde réel. Déjà cependant l'heure sonne où l'esprit moderne renouvelle toute l'Europe, et il semble qu'on voie luire un rayon de cette lumière plus haute sur la scène où Gil Vicente, Lope de Rueda et Torrès Naharro préparent les triomphes de Lope de Vega et de Calderon. L'Espagne du XVIe siècle n'est pas étudiée avec moins de zèle que l'Espagne du moyen âge. L'historien qu'il faut citer ici en première ligne est un Allemand, M. Frédéric de Schack. Son Histoire du Théâtre espagnol, malgré les erreurs si graves qui en affaiblissent l'autorité, est le fruit d'une érudition courageuse; antérieure à l'ouvrage de M. Ticknor, elle reste encore un document indispensable, même après les excellens chapitres de l'écrivain américain sur cette brillante école où des poètes tels que Lope et Calderon rassemblent autour d'eux des Alarcon, des Guillen de Castro et des Tirso de Molina. On sait combien le Cours de Littérature dramatique de Guillaume de Schlegel avait déjà éveillé le goût et l'intelligence du théâtre espagnol; on connaît aussi ces traductions si habiles où Gries et Malsbourg reproduisaient, aux applaudissemens de Goethe, les principaux chefs-d'œuvre de Calderon. Le pays de Schlegel et de Gries a bien maintenu son rang : à côté de l'histoire de M. de Schack, nous avons à noter deux volumes d'autos sacramentales de Calderon traduits en vers par M. le baron d'Eichendorf, et un volume de supplément ajouté à la traduction de Gries par une femme d'un talent distingué. La France rivalise encore ici avec l'Allemagne : nous pouvons mettre en regard des travaux de M. de Schack les belles recherches de M. Fauriel sur la Dorothée de Lope de Vega (1), les articles dont M. Magnin a enrichi le Journal des Savans, les excellentes études insérées ici même par M. Louis de Viel-Castel bien avant la publication de l'écrivain allemand (2), et les spirituelles pages où M. Prosper Mérimée apprécie avec tant de finesse (1) Voyez la Revue du 1er septembre 1839 et du 15 septembre 1843. (2) Voyez la Revue du 15 mars, 1er mai, 15 juillet, 1er novembre 1840, 1er février 1841. et de précision les bizarreries de la scène espagnole. En Angleterre, lord Holland a publié, il y a plus de trente ans déjà, une vie de Lope de Vega à laquelle il a ajouté plus tard la biographie de Guillen de Castro avec la traduction de plusieurs drames. Ces travaux toutefois n'y ont pas été poursuivis comme en France et en Allemagne. Le pays de Shakspeare semblait naturellement appelé à étudier le théâtre de Calderon et de Lope; c'est le pays de Corneille et celui de Schiller qui ont le mieux satisfait à cette tâche. N'ou blions pas l'Espagne elle-même, qui, depuis le réveil littéraire des vingt dernières années, depuis le brillant essor dramatique du duc de Rivas et de M. Gil y Zarate, a produit, nous le verrons, tout un vaillant groupe de critiques et vengé d'un injurieux dédain son théâtre national. Ce théâtre des XVI® et XVIIe siècles se rattache par mille côtés au roman; il tient aussi, dans Calderon surtout, à la littérature religieuse. Littérature religieuse et littérature romanesque, nous rencontrons sur notre chemin ces deux produits si originaux de l'esprit espagnol : ici les hymnes de Luis de Léon ont exercé l'habileté de deux poètes allemands; là le Don Quichotte d'Avellaneda, traduit pour la première fois en français, nous fournit d'intéressans problèmes. En un mot, c'est toute l'histoire littéraire du pays de Cervantes qui est tracée de tous les côtés à la fois avec un redoublement d'ardeur et d'enthousiasme. Tel est ce remarquable et savant concours sur les destinées intellectuelles de l'Espagne. Si l'Allemagne y occupe le premier rang par le nombre des publications et l'importance des découvertes, la France, par le goût, par l'intelligence vive et pénétrante, par l'érudition ingénieuse et philosophique, lui dispute la prééminence: nobles luttes qui ont eu déjà pour effet de réveiller le patriotisme littéraire en Espagne et de produire des érudits tels que don Agustin Duran; féconde émulation de sympathies qui raniment un passé glorieux et adressent au présent de magnifiques appels! Du Cid Campeador aux héros de Lope de Vega, des hymnes de Gonzalo Berceo aux autos de Calderon, toute cette vive littérature romantique, étudiée aujourd'hui avec plus d'amour et de profondeur, nous révèle ses rapports avec les destinées mêmes du peuple qui l'a produite. L'Espagne du moyen âge s'éclaire en quelque sorte d'une lumière nouvelle, et l'exploration de ce riche domaine est une des tentatives qui font le plus d'honneur à la science littéraire de notre âge. I. Le plus ancien et le plus beau de nos vieux poèmes français est consacré à la gloire d'un héros qui, après être devenu pendant tout le moyen âge le centre d'une littérature épique, a fini par se transformer d'une façon singulièrement fantasque dans les strophes de Boiardo et de l'Arioste. Le plus ancien monument de la poésie castillane est aussi une chanson de geste; mais la grande figure qui en est l'âme, bien loin de s'altérer avec le temps sous l'élégante ironie des poètes artistes, a été se débarrassant toujours de sa rudesse première pour offrir peu à peu la plus parfaite image de l'amour et de la loyauté, du patriotisme et de la chevalerie. Aucun des poètes qui ont chanté Roland au moyen âge n'a égalé l'austère majesté de Théroulde; au contraire, tous les poètes qui ont glorifié don Rodrigue de Bivar, les romances qui, du XIVe au XVIe siècle, ont développé librement la tradition du héros de Valence, ont anobli la sauvage physionomie tracée par l'auteur inconnu du Poema del Cid. Le Roland de Théroulde est empreint d'une dignité homérique; le Cid du poème espagnol est encore attaché par maints endroits à la réalité fâcheuse que les imaginations vont idéaliser de siècle en siècle. Roland se bat pour la France, pour la douce France, pour le pays de l'empereur Charles, à la barbe blanche et fleurie; le Cid se bat pour avoir de quoi manger. Quelle différence dans leur histoire primitive! quelle différence aussi dans la destinée que le temps leur a faite! Le Roland de Théroulde descend bientôt de cette dignité idéale où l'avait placé le poète du XIIe siècle; le Cid du vieux poète castillan gravit d'année en année ce faîte lumineux où, transfiguré par la foi d'un peuple, il devient une personnification plus qu'humaine de l'héroïsme. Quatre siècles après Théroulde, Roland n'est plus qu'un personnage romanesque dont s'amuse la fantaisie de l'Arioste, et c'est à ce moment-là même que Philippe II demande à la cour de Rome la canonisation du Cid! Voilà certainement de singuliers contrastes. Que la noble figure de Roland s'altère et se décompose, que le doute succède à la foi et le sourire à l'émotion austère, c'est là certes un phénomène attristant, mais ce fait ne saurait surprendre l'historien des idées : nous y voyons, dans un exemple célèbre, la destinée même du moyen âge. L'objet de notre surprise, c'est bien plutôt la fortune extraordinaire de la légende du Cid. Quoi! il y a une figure toute chevaleresque dont le moyen âge a fait son culte, et quand le moyen âge décline, cette figure grandit sans cesse! Le sourire incrédule de l'esprit moderne ne remplace pas ici la foi des premiers temps! La légende s'embellit chaque jour de richesses nouvelles, le héros se moralise et se purifie dans l'imagination de tous, et ce héros appartient à la patrie de Cervantes! L'historien de la poésie veut avoir la clé de ce mystère, il veut savoir si c'est le caractère du héros ou le caractère du peuple tout entier qui explique cette dérogation aux lois de l'esprit humain; il interroge avidement l'obscure légende, il s'adresse au Cid, et lui dit comme Gil Vicente dans la plus charmante de ses comédies : « Répondez, au nom de Dieu, seigneur, qui êtesvous? (Decidnos, por Dios, señor, quien sois vos?) On s'est beaucoup occupé depuis cinquante ans de la biographie du Campeador. En 1805, le grand historien Jean de Müller, publiant une nouvelle édition des romances de Herder, composa une histoire du héros qui est une des œuvres les plus remarquables de cette littérature du Cid, comme s'expriment nos voisins. Inspiré par sa vive sagacité historique, Jean de Müller avait deviné que le Poema del Cid, confronté avec les événemens et les dates, devait servir de base à une restitution de la réalité. Deux ans après, don Manuel José Quintana, dans le premier volume de ses Vidas de Españoles celebres (Madrid, 1807), publiait aussi une Vie du Cid réputée classique dans son pays. En 1808, paraissait la Chronique du laborieux poète anglais Robert Southey (Chronicle of the Cid), où l'histoire du Cid, puisée dans les romances et les récits du moyen âge, est un complément heureux de la belle tentative de Jean de Müller. Robert Southey avait un oncle, M. Herbert Hill, ecclésiastique d'un rare mérite et amateur éclairé des littératures romanes, qui fai sait partie de la colonie anglaise de Lisbonne; ce fut une occasion pour lui de visiter l'Espagne et le Portugal en 1795; il avait environ vingt-deux ans. Deux ans après, il publia le récit de son voyage, enrichi surtout de traductions poétiques, et depuis lors il ne cessa de suivre avec une attention sympathique tous ces problèmes de la vieille littérature castillane que soulevait déjà le zèle croissant des érudits. Un ouvrage espagnol, fort admiré dès son apparition, mais en butte aujourd'hui aux plus violentes attaques, donnait alors le signal et inspirait le goût des recherches originales; je parle du livre de don Juan Antonio Conde sur la domination des Arabes en Espagne, publié à Madrid en 1820. Dès lors les études nouvelles sur le Cid se succédèrent avec éclat. Une des meilleures biographies du vainqueur de Valence est celle qu'a donnée en 1828 un docte écrivain de l'Allemagne, M. Huber. Un autre Allemand, M. Aschbach, professeur à l'université de Bonn, à qui l'on doit une intéressante histoire des Ommayades, a imprimé en 1843 un mémoire intitulé de Cidi historiæ fontibus dissertatio. Il faut citer ici les histoires d'Espagne publiées en France vers cette époque, celle de M. Rosseeuw SaintHilaire et celle de M. Romey; le Cid joue un rôle trop considérable au XIe siècle, sa vie est trop mêlée aux destinées du pays tout entier pour que les deux historiens aient pu négliger les problèmes de cette biographie mystérieuse. Presque tous les écrivains que je viens de nommer élevaient des doutes sur l'histoire traditionnelle du Cid; M. Damas-Hinard, au contraire, dans l'introduction de son Romancero, défendait, selon moi, avec plus de générosité que de véritable critique le vieil idéal du héros chevaleresque. Enfin en 1845 M. George Dennis publiait à Londres un agréable volume intitulé le Cid, dans lequel il résumait brièvement les documens fournis par les poètes primitifs de l'Espagne (The Cid, a short chronicle founded on the early poetry of Spain). On voit que ces biographies sont presque toutes empruntées aux poétiques récits du XII et du XIIIe siècle, que chacun interprétait à sa manière avec plus ou moins de méthode et de sagacité. Rappelons en peu de mots ces documens: c'était d'abord la vieille chanson de geste, publiée au XVIIIe siècle par Thomas Sanchez, sous le titre de Poème du Cid, et qui devrait bien plutôt, selon la remarque de M. Magnin, renouvelée avec verve par M. Dozy, s'appeler dans le style du moyen âge la chanson du Cid. C'était ensuite la Cronica general de España, rédigée au XIIIe siècle par Alphonse le Savant (el sabio), qu'on appelle à tort Alphonse le Sage; puis la Cronica del Cid, imprimée à Burgos en 1512 d'après un manuscrit de ce célèbre couvent de Saint-Pierre de Cardeña, où était le tombeau du Cid. Ajoutez à cela quelques pages, quelques renseignemens épars çà et là dans des chroniques, dans des annales latines ou espagnoles, dans la chronique latine de Burgos, dans les annales espagnoles de Tolède, dans les annales latines de Compostelle, dans le Liber Regum, dans les chroniques des deux savans évêques Lucas de Tuy et Roderich de Tolède; ajoutez, dis-je, à la chanson du Cid et aux deux chroniques qui s'y rattachent ces brèves et naïves indications, vous aurez tout ce qu'on possédait sur l'époux de Chimène, lorsqu'en 1792 un écrivain espagnol, le père Risco, publia sous ce titre, la Castilla y el mas famoso Castellano, un livre qui fut un événement. Risco prétendait avoir découvert à Léon, dans |