Non, ne les condamnons pas aux mathématiques, ramenons-les seulement à l'érudition, à la critique des textes et aux lectures patientes. C'est là l'incontestable valeur du livre de M. de Schack. Les torts si graves du laborieux écrivain ne nous empêchent pas de signaler avec joie l'immense service qu'il a rendu à l'histoire littéraire. Son étude sur Calderon, grâce aux analyses, aux rapprochemens, à l'explication des sources, est un des plus utiles travaux que l'on puisse consulter. Ce qu'il y avait de mieux là-dessus en Allemagne avant la publication de M. de Schack, c'étaient les profondes recherches de M. Valentin Schmidt, insérées en 1822 dans les Annales de Vienne et reproduites presque en entier par M. Rosenkranz dans son intéressante Histoire de la Poésie (Halle 1833). Le troisième volume de M. de Schack surpasse tous les savans mémoires qui l'ont précédé. Le génie de Calderon sera bientôt mieux connu en Europe. Tandis que M. Damas-Hinard nous donnait de plusieurs de ses drames une traduction élégante et fidèle, tandis que M. Louis de Viel-Castel, juge si compétent de ce vieux théâtre, en publiait ici même d'excellentes analyses, l'attention se reportait, au-delà du Rhin, sur cette grande et singulière figure. L'admiration de Guillaume de Schlegel pour l'auteur du Prince Constant avait inspiré les belles traductions de Gries et de Malsbourg; l'ouvrage de M. de Schack a rappelé à M. le baron d'Eichendorf qu'il avait déjà traduit avec un rare bonheur un volume d'autos sacramentales. M. d'Eichendorf vient d'ajouter à son travail un second volume qui contient quelques-unes des comedias divinas les plus dignes d'attention. Rapportons encore à l'influence de M. de Schack le supplément qu'une femme d'esprit vient d'ajouter au Calderon de Gries. Alarcon, si peu connu il y a quelques années, avant que M. Ferdinand Denis, dans ses Chroniques chevaleresques, eût donné une traduction très ingénieuse du Tisserand de Ségovie, Alarcon, qui attire aujourd'hui les recherches d'une critique enthousiaste (1), tient parfaitement sa place dans l'ouvrage de l'historien allemand. Moreto, Tirso de Molina, Rojas, Solis, Christoval de Monroy, sont aussi étudiés avec soin, et bien que M. de Schack prifère la première période, où domine le nom de Lope de Vega, cette seconde génération indique manifestement un effort vers un idéal supérieur. Il siérait peu d'apprécier incidemment l'œuvre d'un génie comme Calderon. Si je résume pourtant l'impression que me laissent tant de doctes études, si je cherche à me représenter le poète tel que ces lumières nouvelles le découvrent à nos regards, je suis frappé, je l'avoue, de voir en lui le résumé le plus complet de ce moyen âge espagnol que nous a tout à fait dévoilé M. de Schack. L'esprit romanesque et l'esprit religieux s'unissent en lui, portés, si l'on peut dire ainsi, à leur puissance la plus haute. Il a plus de force, plus d'art, un idéal plus élevé que Lope de Vega, mais il ne sort pas des limites que se traçait le vieux Juan del Encina. Les drames de Lope pèchent trop souvent par le manque de profondeur; les drames de Calderon sont (1) Un des poètes dramatiques de l'Espagne, M. Hartzenbusch, vient de donner une excellente édition d'Alarcon dans cette Biblioteca de Autores españoles, si bien dirigée par M. Rivadeneyra. M. Hartzenbusch a publié aussi dans la même collection l'edition la plus complète qu'on ait aujourd'hui des comédies de Calderon, l'œuvre d'une pensée plus sérieuse. Les autos de Lope sont de mauvaises rapsodies scolastiques; les autos de Calderon, à travers leurs bizarreries sans nombre, sont comme des visions éblouissantes. Et toutefois, malgré cette supériorité de son art, il ne s'affranchit pas encore des entraves du passé. Il pouvait, comme Shakspeare, résumer cette vive époque d'où il procède, et inaugurer un théâtre tout moderne. Shakspeare est moderne, comme Corneille, comme Racine, comme Pascal, comme Bossuet; Calderon est le dernier, et, avec Dante, le plus merveilleux des poètes du moyen âge. N'oubliez pas cependant que du poète florentin au poète espagnol il y a près de quatre siècles, et quels siècles! quel mouvement des esprits! quelle transformation de l'humanité! Aussi cet attachement de Calderon pour le moyen âge, tout sincère qu'il fût en réalité, comment n'aurait-il pas souvent les allures passionnées d'un système? Je ne dirai pas avec Sismondi que l'auteur de la Dévotion à la Croix est le poète de l'inquisition, je dirai seulement qu'il est l'expression d'un moyen âge artificiellement prolongé. Ce n'est pas ici ce catholicisme naïvement épanoui dont les légendes et les superstitions même ont un caractère de sérénité charmante; on sent une inspiration contrainte et comme le parti-pris d'une pensée de polémique; on sent le poète nourri des pensées du XIIe siècle, mais qui écrit ses drames au lendemain de la réforme et du concile de Trente. M. Joseph de Maistre parle quelque part de la mythologie chrétienne du moyen âge; cette mythologie était naïve et pleine de charme, elle est factice chez Calderon. S'il y avait quelque chose de païen dans la dévotion du XIIe siècle, ce paganisme involontaire était bien racheté par la candeur des esprits; le paganisme, au contraire, a un caractère réfléchi chez le grand poète espagnol. Voyez se dérouler ce drame étrange intitulé la Dévotion à la Croix, assistez aux ténébreuses aventures du Purgatoire de saint Patrice, et puis lisez une page de Bossuet ou de Bourdaloue, de Fénelon ou de Malebranche: vous comprendrez quelle distance il y a de ce moyen âge de convention au christianisme de la pensée moderne. Calderon nous montre d'abominables scélérats qui gardent au milieu de leurs forfaits je ne sais quelle adoration superstitieuse pour des symboles matériels de l'église; ils peuvent continuer dès lors à verser le sang, ils peuvent se jouer à plaisir de tout ce qu'il y a de plus saint sur la terre et dans le ciel : ce symbole matériel est un talisman qui les sauve. Ne croyez pas qu'il s'agisse de peindre ici la dévotion du bandit espagnol ou italien; c'est une théorie tout entière, où un brillant mysticisme d'imagination et de langage ne dissimule guère le grossier matérialisme du fond. Je sais bien que Calderon a écrit le Prince Constant, et que ce Régulus chrétien est une des plus sublimes créations de la poésie religieuse. Combien d'autres pièces encore, combien d'autos sacramentales et de comedias divinas où l'exaltation de la foi semble transfigurer l'humanité et mêler le ciel et la terre dans un prodigieux éblouissement! Ce serait un beau sujet pour un historien philosophe, de montrer dans le théâtre de Calderon cette lutte involontaire entre le vrai et le faux, entre les superstitions d'un moyen âge artificiel et les inspirations sincères d'un christianisme spiritualiste. A coup sûr, ces inspirations plus élevées, on les voit poindre en maintes rencontres chez l'audacieux auteur du Prince Constant, comme on voit l'esprit moderne, avec sa raison agrandie et sa liberté régulière, apparaître çà et là chez Tirso de Molina, chez Moreto, chez Rojas, chez Alarcon surtout, et présager un âge meilleur. Symptômes bien fugitifs, hélas! Le despotisme et l'inquisition portent leurs fruits, les maîtres de l'art ne trouvent pas dans la conscience générale de leur temps l'appui dont le poète dramatique a besoin, et au moment où nous croyons voir luire à l'horizon la première aube de la renaissance, une période de mort a déjà commencé. Et pourtant, que de germes de vie dans ce XVI et ce XVIIe siècle! Ici, c'est l'école des mystiques penseurs, l'école de sainte Thérèse, de Luis de Léon, de Luis de Grenade, un des groupes les plus originaux que présente l'histoire des lettres espagnoles; là, c'est l'esprit vigoureux et charmant, qui, associant le bon sens le plus vif au sentiment des fières traditions de son pays, semblait par son Don Quichotte avoir résolu le problème proposé à l'Espagne et donné le signal des transformations de l'esprit public. Deux habiles poètes allemands viennent d'attirer de nouveau l'attention sur le groupe des penseurs mystiques par une traduction excellente des hymnes de Luis de Léon. Quand on voit ce noble écrivain expier dans les cachots de l'inquisition les pieux élans de sa belle âme, quand on voit, non pas l'hérésie à coup sûr, mais le spiritualisme, puni comme un crime envers l'autorité religieuse, on comprend mieux tout ce que le régime d'un Philippe II a pu étouffer de fécondes semences et détruire de trésors. Il faut remercier M. Schlüter et M. Storck d'avoir traduit avec tant de soin les hymnes de celui que les Espagnols appellent le maitre de la langue castillane. Il faut remercier aussi M. Germond de Lavigne d'avoir ranimé notre admiration pour Cervantes en nous faisant mieux apprécier l'œuvre de ce téméraire Avellaneda qui osa disputer à l'inventeur la gloire de terminer Don Quichotte. Je dis que notre admiration pour Cervantes a redoublé; ce n'est pas là pourtant ce que voulait le traducteur. M. Germond de Lavigne connaît très bien l'Espagne du xvre et du XVIIe siècle, et il a le goût des curiosités littéraires; il était tout naturel que le traducteur de la Célestine et de don Pablo de Ségovie se prit un jour d'une belle passion pour le Don Quichotte d'Avellaneda, et qu'il voulût le venger de l'oubli et du dédain. Toutes les questions de bibliographie et d'histoire qui se rapportent à ce singulier épisode sont traitées par lui avec soin. Si vous voulez savoir les conjectures les plus probables sur l'écrivain pseudonyme qui eut l'audace de rivaliser avec Cervantes, si vous êtes curieux de connaître les détails de cet épisode, les opinions des principaux critiques espagnols, les destinées du livre d'Avellaneda, lisez la dissertation de M. Germond de Lavigne. Les jugemens littéraires de l'habile traducteur sont-ils aussi irréprochables que son érudition? Non, cértes; il ne faut pas chercher une pensée impartiale dans ce plaidoyer pour Avellaneda. L'œuvre d'Avellaneda est d'ailleurs sous nos yeux, c'est cela seul qu'il faut voir. De l'esprit, du talent, de l'invention comique, il y en a certainement chez l'audacieux pseudonyme : quelle distance pourtant du copiste au modèle! Où est cette grâce souriante, cette gaîté franche et bien venue? où est surtout ce don merveilleux de l'invention qui fait de don Quichotte et de Sancho des personnages vivans? Avellaneda emprunte l'idée de Cervantes et la suit logiquement comme un rhétoricien exercé qui ne s'écarte pas du plan de son discours. Qu'on vante tant qu'on voudra cette régularité timide, il y a dans les œuvres de l'art une logique supérieure: c'est le développement libre et complet d'une création qui a reçu le souffle de la vie. Bien loin d'accorder à M. Germond de Lavigne que la seconde partie de Don Quichotte, infidèle à la pensée première de l'auteur, ne soit plus que le jeu d'une imagination qui s'amuse, je crois avec M. Ticknor qu'elle est au moins égale à la première. Aiguillonné par l'audace d'Avellaneda, le vieux Cervantes a làché la bride à son génie. Quelle richesse! quelle verve de bon sens et de gaieté ! comme les figures se dessinent avec plus de précision et se recouvrent d'un coloris plus brillant! Connaîtriez-vous Sancho si vous ne l'aviez vu gouvernant son ile? Auriez-vous une complète idée de don Quichotte si vous ne l'aviez vu, au milieu de ses aventures sans nombre, éternellement fidèle à sa Dulcinée? Avellaneda a eu la triste pensée de le guérir de cet amour, et la pensée plus triste encore de placer le dénouement de son récit à l'hôpital. Comparez ces plates inventions à la fin du don Quichotte de Cervantes, à son retour, à sa maladie, à son repentir, à sa mort calme et chrétienne. Comparez aussi tant de poétiques épisodes à cette sotte et fastidieuse histoire de Barbara qui tient une place si grande chez le pseudonyme. Cette étude est curieuse, et encore une fois nous devons remercier M. Germond de Lavigne de nous l'avoir rendue si facile; le texte d'Avellaneda était tombé dans l'oubli, voici maintenant son livre accessible à tous les lecteurs, et quiconque prendra soin de comparer Cervantes et son rival éprouvera, j'en suis sûr, une sorte d'admiration rajeunie pour la merveilleuse chronique de Cid-Hametben-Engeli. Non, ne touchons pas légèrement à cette renommée de Cervantes. C'est la plus haute figure de ce XVIIe siècle, où l'esprit moderne, sans briser aucune des traditions nationales, devait se débarrasser des liens de l'enfance et commencer une vie nouvelle. Si cette aspiration est quelque part en Espagne, c'est chez Cervantes que vous la trouverez. Avec quelle force de pensée il juge le théâtre de son temps! Quels conseils il donne à Lope de Vega, quand il lui montre la loi de l'unité et qu'il l'engage à méditer plus longuement! Comme il semble prévoir les erreurs de Calderon, lorsqu'il condamne ces inventions de miracles qui défigurent la religion sur la scène! Quel sentiment il a de la poésie, de son rôle viril, de son ministère sacré ! Et combien la littérature espagnole, au lieu de mourir subitement après ce moyen âge factice dont le génie de Calderon voilait trop bien les périls, combien, dis-je, la littérature espagnole aurait encore accompli de grandes choses, si, d'après les magnifiques paroles de Cervantes, elle se fût associée à la vérité, à la philosophie, à la science, à toutes les sciences, qui ont mission de parer sa beauté et de s'y refléter avec orgueil ! « La poésie, seigneur hidalgo, est, à mon avis, comme une jeune fille d'un âge tendre et d'une beauté parfaite que prennent soin de parer et d'enrichir plusieurs autres jeunes filles, qui sont toutes les autres sciences, car elle doit se servir de toutes, et toutes doivent se rehausser par elle. » Après les deux grandes époques dont la gloire est le meilleur patrimoine de l'Espagne, c'est le mouvement littéraire de notre âge qui a occupé l'attention de l'Europe. Pourquoi étudierait-on le XVIII° siècle? Le xvur siècle en Espa gne est une longue éclipse du génie national. El siglo XVIIo mató nuestra nacionalidad literaria, s'écrie don Agustin Duran. Ceux qui regrettent pour tous les peuples modernes l'heureuse influence du moyen âge devraient se donner la peine de réfléchir aux destinées de l'Espagne. Le moyen âge, à les entendre, avait les mains pleines de trésors, et la littérature, comme la société politique, aurait enfanté des prodiges si le fatal esprit de la renaissance n'était venu tarir les sources merveilleuses. Il y a malheureusement un fait bien simple qui renverse ces étranges théories, c'est que la renaissance n'a pas pu tuer le moyen åge; le moyen âge était mort depuis longtemps en France et en Angleterre, en Italie et en Allemagne, quand un esprit nouveau vint prendre sa place. Ce fait, qui a trop échappé aux historiens littéraires, est surtout manifeste au-delà des Pyrénées. Partout ailleurs, on a pu croire que la renaissance avait remplacé violemment le moyen âge, et de là les regrets et les plaintes de ces candides esprits qui vont répétant chaque jour : Pourquoi faut-il que le réveil des lettres antiques ait comprimé l'essor de la pensée chrétienne? Pourquoi le catholicisme n'a-t-il pu réaliser toutes ses promesses?-Considérez les destinées intellectuelles de l'Espagne, et voyez ce que devient cette illusion d'un paradis perdu. Certes, on ne dira pas ici que la renaissance a tué le moyen âge : de toutes les contrées romano-germaniques, l'Espagne est la seule qui n'ait pas subi l'action de cette littérature ancienne qui donnait à l'Europe entière le signal d'un développement nouveau. En vain quelques savans isolés ont-ils mérité les éloges et les encouragemens d'Érasme, en vain quelques poètes érudits essayaient-ils d'introduire sur la scène les imitations de l'art grec et latin : l'influence de l'antiquité n'y a jamais été comme dans le reste de l'Europe un événement universel. L'Espagne, en un mot, n'a pas eu de renaissance, et le moyen âge, entretenu avec une fidélité obstinée, a pu y faire fleurir et prospérer tous les germes qu'il contenait : qu'est-il devenu? Il est mort comme partout, comme en Italie, comme en France, comme en Allemagne; il est mort, un peu plus tard, j'y consens, parce que son existence avait été prolongée par le tribunal du saint-office et le gouvernement de Philippe II, mais enfin il est mort, mort naturellement, sans surprise, sans violence, mort d'inanition et de décrépitude, et j'ajoute que, la renaissance n'ayant pas jeté de nouveaux germes, il est mort sans laisser d'héritier. Ce n'était pas trop des grandes luttes du commencement de ce siècle pour réveiller cette noble race et l'arracher à son funeste isolement. Il y avait alors un chef puissant qui renouvelait l'Europe entière, soit en faisant pénétrer à la suite de ses aigles les principes de 89, soit en provoquant d'héroïques résistances où se redressaient les nationalités endormies. L'influence qu'il eut, sans le vouloir, sur les peuples allemands, il l'exerça aussi sur l'Espagne; au-delà des Pyrénées ainsi qu'au-delà du Rhin, Napoléon fut le terrible initiateur des temps nouveaux. Ces hommes qui nous avaient combattus avec désespoir dans les défilés de leurs sierras nous devaient d'avoir fait cause commune avec l'Europe. L'odieux régime de Ferdinand VI s'efforça vainement d'étouffer l'esprit qui se levait, l'Espagne était associée désormais à l'œuvre de la société moderne, elle avait les mêmes problèmes à résoudre, elle portait dans son cœur le même espoir et le même tourment sublime; ce fut là sa renaissance. |