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Le mouvement littéraire de l'Espagne du XIXe siècle s'était produit au milieu des larmes; Quintana était enfermé dans la prison de Pampelune, Moratin, fuyant la misère, s'éteignait tristement à Paris; Antonio Conde était proscrit, Martinez de la Rosa passait cinq années au fond d'un cachot sous le ciel brûlant de l'Afrique, Alcala Galiano était condamné à mort au moment où, réfugié à Londres, il donnait pour vivre des leçons de langue espagnole; Gallego, Hermosilla, Mauri, presque tous enfin languissaient dans les prisons, ou bien étaient forcés, comme Dante, de monter et de descendre l'escalier de l'étranger. Rudes épreuves virilement supportées, et qui attestaient, au milieu de tant de causes de découragement, les ressources des générations nouvelles! Il y a un recueil publié à Londres de 1824 à 1827, Ocios de Españoles emigrados, qui est pour l'Espagne un vrai titre d'honneur; c'est là qu'on vit apparaître, du fond de la terre d'exil, les premiers symptômes de cette rénovation littéraire qui a grandi avec éclat depuis 1830. Enfin Ferdinand VII meurt en 1833, et le régime constitutionnel s'établit pour protéger le trône d'un enfant contre les revendications d'un absolutisme détesté. Sera-ce la fin de la crise? Non, c'est le début d'une période où le passé et l'avenir se battent dans les ténèbres. Après ce moyen âge si longtemps prolongé, l'émancipation est venue trop vite; ce malheureux peuple ne sait que faire d'une liberté qui l'enivre. Obligée de se défendre pied à pied contre la faction du droit divin, la royauté libérale avait aussi à se maintenir au milieu des agitations de son parti. Insurrections de caserne, soulèvemens démocratiques, aucun épisode révolutionnaire ne manque à ces tristes années, et l'on vit le pouvoir passer tour à tour aux mains de tous les partis, également incapables d'en faire usage pour le salut commun. A coup sûr, si l'on eut jamais le droit de désespérer d'un peuple, ce fut pendant ces turbulens imbroglios: ce qu'on avait pris pour le réveil d'une existence meilleure ressemblait parfois à une longue agonie, et l'on eût dit que l'Espagne ne pouvait ni vivre ni mourir. Elle vivait cependant, et c'est à ce moment-là même, c'est au milieu de cette triste anarchie politique et sociale qu'un brillant essor des esprits vint consoler les observateurs attentifs. Pouvait-on croire que l'Espagne ne franchirait pas un jour le périlleux défilé qui mène du moyen âge à l'ère moderne, lorsqu'on la voyait, à travers tant d'agitations et tant d'orages, se créer toute une littérature? Ce théâtre qui relevait ses ruines, cette poésie lyrique qui reprenait son vol, ces orateurs, ces érudits, ces philosophes, qui agrandissaient le domaine de la littérature du XVI et du XVIIe siècle, c'étaient là pour l'avenir des garanties plus certaines que les constitutions et les chartes. Tandis que des ministres sans expérience laissaient péricliter entre leurs mains la cause de la rénovation de l'Espagne, des poètes comme le duc de Rivas et M. Gil y Zarate, des érudits comme don Agustin Duran et don Pascual de Gayangos, des penseurs même comme Jacques Balmès et Donoso Cortès, rendaient témoignage à leur pays et l'associaient pour toujours au mouvement intellectuel de notre âge.

Les écrivains qui se sont occupés de l'histoire littéraire de l'Espagne dans ces dernières années n'ont pas méconnu cette importance de la nouvelle école. M. Édouard Brinckmeier, sous la forme d'une continuation de Bouterweck, a publié tout un volume où l'on pourrait souhaiter plus de méthode et de talent, mais qui est animé au moins d'une foi vive dans les destinées

de cette littérature rajeunie. A travers les révolutions de 1820, de 1834 et de 1836, M. Brinckmeier suit d'un regard sympathique le travail des partis littéraires; à la tradition classique des afrancesados succède peu à peu un groupe d'écrivains distingués qui s'inspirent librement de Lope, de Calderon et de Cervantes. Ils ne reproduisent pas ces vieux maîtres, ils étudient leur langue, ils leur demandent les sentimens généreux qui ont droit de survivre à un passé disparu sans retour; ils reprennent en un mot le mouvement interrompu à la fin du XVIIe siècle, et n'est-ce pas un heureux symptôme de voir ce sentiment des traditions nationales servir de correctif chez un grand nombre d'esprits à l'impatient désir des innovations politiques? M. de Schack, tout dévoué qu'il est à la littérature dramatique du moyen âge, s'associe aux espérances que donne le réveil de la scène, et après d'intéressans chapitres consacrés à Gorostiza, à Martinez de la Rosa, à Breton de los Herreros, à Gil y Zarate, au duc de Rivas, à Eugenio Hartzenbusch et à José de Larra, il termine son ouvrage par des encouragemens et des vœux. M. Ticknor ne doute pas non plus de l'avenir de l'Espagne et de sa littérature.-Assurément, dit-il, on ne verra refleurir ni les vieilles romances, ni les vieilles chroniques, ni les brillans drames du XVIe et du XVIIe siècle : un temps nouveau inspirera de nouvelles œuvres.- Et pour que ces nouvelles œuvres puissent répondre à l'attente publique, l'écrivain américain adresse de måles conseils à l'esprit espagnol. Il n'était peut-être pas très nécessaire de prémunir l'Espagne contre une soumission servile à l'autorité politique et religieuse; je lui sais gré plutôt d'avoir signalé parmi les vertus dont le développement viril fera la gloire de l'Espagne la vieille noblesse du génie castillan, c'est-à-dire le fier sentiment de l'honneur et une profonde aversion pour tout ce qui est vulgaire et bas. M. Ticknor fait bien d'insister sur ce point; chaque peuple a son rôle spécial dans le travail commun de la civilisation, et s'il est vrai que celui-ci ait reçu plus particulièrement l'instinct de ce qui est noble et hardi, s'il est vrai que ces âmes plus grandes encore que folles, comme disait La Fontaine, aient été chargées de garder en dépôt la tradition de l'héroïsme et le mépris des pensées grossières, il est évident que leur rôle n'est pas fini. Dans un temps qui n'est pas tourmenté par la passion de l'honneur, l'action de l'Espagne régénérée ne serait pas superflue.

C'est ainsi que les historiens littéraires conservaient obstinément l'espoir au moment où tant de sérieux esprits croyaient l'Espagne condamnée à une irrémédiable impuissance. Il faut avouer que des symptômes sinistres se multipliaient comment expliquer, hélas! la profonde insouciance de ce pays au milieu des guerres civiles et des insurrections militaires? Cette insouciance est encore un des traits de l'Espagne du moyen âge. L'Espagne a mis près de huit cents ans à se débarrasser de l'invasion africaine; on dirait qu'elle aime à jouer avec le péril, et qu'au fond de toutes ses fautes il y a je ne sais quelle imperturbable confiance dans ses destinées à venir. Naïve témérité qui rappellerait trop aujourd'hui les prouesses du héros de Cervantes! Je lis chez un voyageur anglais (1) une piquante tradition espagnole où se

(1) A handbook for Travellers in Spain and readers at home. With notices of Spanish history, by Richard Ford; 2 vol., London 1845.

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peint bien cette insouciance dont je parle. Après les glorieuses conquêtes de Séville et de Cadix, le roi Ferdinand le Saint vient de mourir; en entrant au paradis il rencontre le grand patron de l'Espagne qu'on révère à Compostelle, et il lui demande d'assurer à jamais la prospérité de sa patrie. — Que lui souhaites-tu? répond saint Jacques. D'abord, un beau climat. - Accordé. Une fertilité inépuisable; que le blé, la vigne et l'olivier lui rendent chaque année de magnifiques récoltes. Accordé. Donne à ses filles la beauté, et le courage à ses fils. Accordé. Donne-lui enfin, pour couronner tout, un bon gouvernement. Non, non, trois fois non, neuf fois non! s'écrie saint Jacques. Si l'Espagne avait un bon gouvernement, tous les anges quitteraient le ciel pour aller l'habiter.

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Voilà la fierté de l'Espagne; elle se console de ne pas être bien gouvernée, elle se console de ne pas avoir une existence politique régulièrement assise; elle est si riche et si heureuse, que ce bonheur-là, ajouté aux autres, rendrait jaloux les habitans du ciel! L'écrivain anglais assure que cette légende a cours aujourd'hui même, et qu'il l'a recueillie de la bouche du peuple. Est-ce une plainte sous forme poétique? Est-ce une illusion et une fanfaronnade? Il y a sans doute un peu de tout cela, mais l'illusion ne serait plus permise. L'appauvrissement de ce grand pays est un symptôme assez expressif; sans l'ordre et la liberté régulière, on doit s'en apercevoir à l'heure qu'il est, les dons de saint Jacques de Compostelle ne préserveraient pas le royaume de Ferdinand le Saint d'une chute irréparable. Le mouvement littéraire des dernières années aura été pour les politiques un salutaire exemple; c'est alors qu'on a marché vers un but sans indifférence et sans précipitation, c'est alors qu'on a vu de nobles esprits inaugurer vaillamment l'époque moderne sans renier tout ce qu'il y a d'élémens immortels dans la tradition du passé. Que l'Espagne s'affermisse dans cette voie, elle est assurée de ne pas périr. Elle pourra traverser encore bien des épreuves, car dans ce passage du moyen âge au monde moderne elle a été surprise par des révolutions prématurées, et elle n'a pas eu comme les peuples du nord cette éducation de trois siècles qui a suivi la renaissance. Voilà vingt ans à peine qu'elle s'est émancipée du moyen âge : comment s'étonner de ses agitations et de ses chutes incessantes? Rien n'est perdu cependant; l'esprit politique se forme, et un amour laborieux de la patrie succède à l'insouciance d'autrefois; le bon sens public comprendra que des rivalités de généraux ambitieux ou les menées des anarchistes ramèneraient l'Espagne aux plus tristes jours de ce moyen âge dont elle veut s'affranchir. L'Espagne possède une royauté constitutionnelle, c'està-dire la meilleure des sauvegardes pour le développement de ses droits. Puisse-t-elle, à travers les épreuves inévitables de l'avenir, conserver fidèlement ce principe! A cette condition seulement, le pays de Calderon et de Lope reprendra un rang glorieux parmi les virils représentans de l'esprit moderne. SAINT-RENÉ TAILLANDIER.

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La lutte contre la misère n'était pas toujours la pire des épreuves pour les jeunes gens que nous avons vus former l'association des Buveurs d'eau (1). Quelques scènes nouvelles de leur histoire montreront ce que les membres de cette association exclusive avaient à souffrir quand ils voyaient le monde étendre parmi eux son influence en dépit des barrières qu'ils s'étaient flattés de lui opposer. Le conflit de leur fierté avec des convenances jusqu'alors méconnues, les relations délicates qui s'établissaient entre les jeunes artistes et certains amis devenus pour eux des protecteurs, composent un douloureux chapitre dans cette vie exceptionnelle dont nous n'avons pas encore retracé les plus tristes aspects.

Revenons un moment à deux personnages qui ont déjà figuré dans ces récits. Quelques détails sur leur intérieur peuvent servir de prologue à des scènes dont l'orgueil, aux prises avec des nécessités impitoyables, formera le principal lien.

A l'époque où Antoine et son frère Paul avaient pris le parti de quitter leurs parens pour suivre en liberté leur vocation, ils avaient

(1) Voyez les premiers épisodes de cette série dans la Revue du 15 novembre 1853, du 15 mars et 1er avril 1854.

été suivis par leur grand'mère, qui avait voulu malgré eux s'associer aux chances hasardeuses d'une existence dont la rigueur certaine ne pouvait pas avoir de terme limité. L'installation en commun de l'aïeule et de ses petits-fils eut lieu dans un logement situé rue du Cherche-Midi, à l'étage supérieur d'une vaste maison habitée en partie par des familles d'artisans. Ce logement, dont le loyer était très modique, se composait seulement de deux pièces. La plus habitable et la mieux exposée fut réservée à la grand' mère. Elle y disposa avec la minutieuse symétrie particulière aux vieilles gens tous les objets à elle appartenant qu'elle avait emportés de chez son gendre, c'est-à-dire tout son petit ménage qui avait vieilli avec elle, depuis le miroir où elle avait toute enfant souri à son premier sourire jusqu'au crucifix d'ivoire jaune qui avait reçu le dernier souffle de son mari, brave et robuste artisan mort à son œuvre comme un soldat sur la brèche, et qu'elle avait vu un jour rapporter chez elle sur la civière de l'assistance publique.

Chacun de ces meubles et une foule de petits objets sans utilité apparente rappelaient à la grand' mère une date chère à sa mémoire, et formaient autour d'elle un paisible horizon de souvenirs domestiques auquel son regard était tellement habitué, qu'on n'aurait pu changer de place la moindre chose sans qu'elle le remarquât. Aussi avait-elle exigé de ses enfans qu'ils n'entrassent jamais dans sa chambre pendant son absence, tant elle craignait que leur étourderie, qui lui était connue, n'apportât quelque désordre au milieu de son intérieur, où la meilleure loupe n'aurait pu découvrir un seul grain de poussière, quand elle avait tout essuyé, épousseté avec autant de soins et de précautions qu'eût pu le faire le plus vigilant gardien d'un musée.

La pièce occupée par les deux frères avait été arrangée à leurs frais de façon à pouvoir servir d'atelier. Autant la chambre de l'aïeule paraissait, à cause de l'encombrement qui y régnait, pleine à n'y pouvoir remuer, autant l'atelier paraissait nu et vide, Antoine et son frère n'ayant eu pour le garnir que les objets indispensables pour leur travail. Ils y couchaient tous les deux dans des hamacs en toile à voile qu'ils avaient fabriqués eux-mêmes, et que l'on tendait chaque soir.

La grand' mère, qui souffrait de voir ses enfans coucher dans des hamacs, voulait qu'ils achetassent des lits. Antoine s'y refusa, donnant pour prétexte qu'un lit était un meuble gênant dans un atelier de peintre. Et puis, ajoutait-il en riant, nous sommes si paresseux, mon frère et moi, que si nous en avions un, nous n'aurions jamais le courage de le faire.

-Est-ce que je ne suis pas là, moi? s'écria naïvement la grand'

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