mère. Achetez au moins des matelas pour mettre dans vos hamacs! Comment pouvez-vous reposer dans ces grands sacs de toile qui se balancent toujours? Quand on est fort, qu'on est jeune et qu'on a travaillé toute la journée, le meilleur matelas pour bien dormir est une bonne fatigue. Mais la santé? murmurait l'aïeule inquiète. - - Nous sommes très bien dans nos hamacs; les marins, qui sont tous des hommes vigoureux, n'ont pas d'autres couchettes. Et puis, grand' mère, la vérité vraie, ajoutait Paul, c'est que dans notre situation nous devons considérer comme inutile tout ce qui n'est pas de première nécessité. Outre ses meubles, la grand' mère possédait encore quelques épargnes, qu'elle avait lentement et discrètement amassées dans l'intention de les laisser après elle à ses petits-enfans. A cet humble héritage s'ajoutait une petite rente qui lui était servie par les propriétaires de la fabrique au service de laquelle son mari avait péri victime d'un accident. Cette pension, dont elle avait abandonné une partie à son gendre pendant tout le temps qu'elle avait demeuré chez lui, était, malgré la modicité de ses besoins, insuffisante pour la faire vivre seule. Telles étaient les uniques ressources naissantes avec lesquelles fut installé le ménage de l'aïeule et de ses deux petits-fils. Cependant, quelques jours après le départ de ceux-ci, leur père, cédant aux sollicitations de sa femme et éprouvant peut-être quelque scrupule d'avoir laissé partir ses enfans les mains vides, leur envoya à chacun cent francs, accompagnés d'une lettre dans laquelle il les avertissait que c'était le dernier secours qu'ils devaient attendre de lui. Faisant, disait-il, la part de leur inexpérience et de l'entraînement qui les avaient l'un et l'autre détournés de la profession à laquelle il les avait destinés, il leur accordait un délai de trois mois pour se soumettre à sa volonté. Passé cette époque, il leur déclarait qu'ils deviendraient complétement étrangers pour lui. En recevant la lettre dont nous avons donné le résumé, Paul voulait renvoyer l'argent qu'elle accompagnait. Nous n'avons rien demandé à notre père, et cette façon d'aumône est humiliante, disait-il. Antoine haussa les épaules. Nous sommes déjà assez malheureux de la mésintelligence qui existe entre nous et notre père, répondit-il; cette lettre nous prouve d'ailleurs qu'il se préoccupe de nous encore plus que nous ne le pensions, et nous ne devions guère nous y attendre après ce qui s'est passé entre nous. A son point de vue, il a peut-être raison de persister dans sa volonté, comme nous croyons avoir des motifs pour persister dans la nôtre. On était précisément au commencement d'un hiver qui menaçait d'être rigoureux. Les deux cents francs arrivaient à propos pour faire face aux dépenses qui allaient être doublées par la mauvaise saison. Antoine et son frère avaient calculé que leurs ressources, soigneusement ménagées, pouvaient les mener jusqu'au beau temps. «< Il faut, disaient-ils, que notre dernier charbon de terre brûle encore au retour de la première hirondelle. Nous avons devant nous quatre mois assurés pour la liberté de notre travail; mais après ces quatre mois, si bien employés qu'ils soient, nous serons à bout de ressources et encore hors d'état de nous en procurer de nouvelles. » La prévision d'Antoine se réalisa. Six mois après leur sortie de la maison paternelle, les ressources étaient toutes épuisées, et ils se trouvaient à la veille de ne pouvoir plus continuer leurs études. Ce fut alors que la grand'mère déclara à ses enfans qu'elle avait l'intention de travailler. Toutes les supplications que lui adressèrent les deux frères pour la faire renoncer à ce projet furent inutiles. A quelle industrie avait-elle voué ses bras fatigués par une existence déjà si laborieusement remplie? Ses enfans l'apprirent avec un serrement de cœur véritable. Ne pouvant reprendre l'état qui l'avait aidée à vivre pendant son veuvage, elle n'avait pas reculé, si dure qu'elle pût lui paraître, devant la seule condition compatible avec son grand âge et sa faiblesse apparente: elle s'était faite femme de ménage, et par toutes sortes de raisons, quelquefois plaisantes, elle s'efforçait de dissimuler aux yeux de ses enfans le côté servile de cette condition qu'elle n'avait pu choisir, mais qu'elle se trouvait encore heureuse d'accepter, elle qui ne supposait pas, dans son ignorance du mal, qu'on pût éprouver de la honte sinon de ce qui n'était pas bien. Toutes ces délicatesses instinctivement trouvées par son cœur maternel étaient bien appréciées par les deux frères, mais elles ne suffisaient pas pour apaiser le remords quotidien qui les troublait lorsqu'ils voyaient chaque matin partir leur grand' mère. Il y eut même à ce propos une scène très vive entre Antoine et son frère. Nous la raconterons pour faire apprécier certaines nuances différentes qui existaient dans le caractère des deux artistes. Un jour, ils avaient reçu la visite d'un jeune homme qu'ils avaient connu plusieurs années auparavant, et de qui leurs nouvelles relations les avaient séparés depuis. Ils furent donc un peu étonnés de le voir arriver chez eux, et lui-même laissa paraître quelque surprise lorsqu'il se trouva en face des deux frères. Comment donc avez-vous appris notre demeure? demanda Antoine. Mais, répondit le jeune homme, je ne croyais pas avoir le plaisir de vous rencontrer. Je venais dans cette maison pour y chercher une bonne femme qui fait les ménages et qu'on m'a recommandée. TOME VIII. 21 Probablement que le concierge m'aura donné une fausse indication, ou que je me serai trompé, puisqu'au lieu de m'adresser chez elle j'ai frappé à votre porte. Antoine, qui observait son frère, s'aperçut que Paul avait une contenance très embarrassée et était devenu alternativement très rouge et très pâle. Cependant, comme c'était particulièrement à lui que le jeune homme paraissait s'adresser, et que le regard de son frère l'invitait à répondre, Paul se décida à rompre le silence. La personne dont vous parlez, dit-il en balbutiant, demeure en effet dans cette maison. - Auriez-vous l'obligeance de m'enseigner son logement? demanda naturellement le jeune homme. - Mais, reprit Paul avec un nouveau mouvement d'hésitation qui n'échappa point à son frère, c'est qu'elle est ordinairement sortie à cette heure. - On m'a prévenu en bas que je trouverais du monde chez elle, reprit le nouveau venu. Et on ne vous a pas trompé, puisque vous nous avez rencontrés, dit Antoine, qui, à l'instant où il prononçait ces mots, surprit dans les yeux de son frère une expression de pénible étonnement. Ah! je comprends, fit le jeune homme après une courte hésitation. Peut-être cette bonne femme, qui est sans doute votre voisine, vous a priés, pendant son absence, de prendre les adresses des personnes qui viendraient la demander. Antoine regarda son frère comme pour le provoquer à une réponse. Paul se borna à incliner la tête affirmativement. Alors, reprit leur ancien ami, donnez-moi un bout de papier et un crayon, je vais écrire mon adresse, que je vous prierai de remettre à votre voisine aussitôt que vous la verrez. - Mais, mon cher, interrompit Antoine, la personne dont vous parliez n'est pas notre voisine, c'est notre grand' mère. A cette révélation inattendue, celui à qui elle venait d'être faite avec une grande simplicité ne put retenir un mouvement; mais c'était un garçon d'esprit, et devinant qu'il avait affaire à un garçon de cœur, il déchira sans aucune affectation le morceau de papier sur lequel il avait commencé à écrire son adresse, et, tirant de sa poche une carte de visite, il la déposa sur une table en face d'Antoine en disant On me trouve chez moi tous les matins jusqu'à dix heures, dit-il. Il y avait dans le seul fait de cette substitution un sentiment de délicatesse qui ne pouvait passer inaperçu. Antoine l'en remercia d'un regard et observait, avec une ironie qui lui semblait difficile à contenir, l'attitude embarrassée de Paul. Comme pour faire oublier aux deux frères le véritable motif de sa présence : chez eux, leur ancien ami y resta encore quelque temps à parler de l'époque où ils s'étaient connus, évitant d'ailleurs avec soin d'aborder dans la causerie tout sujet qui aurait pu lui donner une tournure embarrassante pour ceux dont il croyait devoir ménager la discrète susceptibilité. Quand il fut sorti, il y eut entre les deux frères un moment de silence. Paul, qui connaissait le caractère d'Antoine, devinait dans ses traits une préoccupation à laquelle il sentait instinctivement n'être pas étranger. Cependant les façons d'être de son aîné l'inquiétaient; il y avait dans ce calme sérieux, avant-coureur des orageux débats domestiques, quelque chose de quasi solennel à quoi il n'était pas habitué. Il pressentait vaguement que l'esprit de son frère était en proie à une lutte douloureuse. Quelquefois il surprenait dans les yeux d'Antoine un rapide éclair d'indignation hautaine, auquel succédait un regard de pitié dédaigneuse qui tombait sur lui lent et lourd, comme une offense qu'on ne peut pas relever. Ne pouvant supporter plus longtemps cette incertitude menaçante, il préféra aborder le premier une explication qu'il supposait inévitable, et fournit le prétexte qui devait l'amener en étendant sa main pour prendre la carte de visite déposée sur la table par le jeune homme qui venait de se retirer. Qu'en veux-tu faire? dit froidement Antoine en s'emparant de la carte de visite avant Paul. Je voulais la serrer pour la remettre à notre grand'mère quand elle rentrera. Je la lui remettrai moi-même, répondit Antoine;... tu pourrais peut-être l'oublier. Pourquoi? fit Paul avec un commencement d'animation. C'est que tu as bien peu de mémoire, dit Antoine, puisque tout à l'heure tu semblais ne pas te souvenir que ce pouvait bien être à notre grand' mère que Jules avait affaire. -Écoute, interrompit Paul, n'interprète pas mon silence autrement qu'il ne doit être interprété. Je croyais qu'il n'était pas utile d'apprendre à Jules ce que tu as jugé à propos de lui faire connaître. Ta raison! ta raison ! donne-la vite! murmura Antoine, dont le visage était envahi par une pâleur terne qui indiquait un vif bouleversement intérieur. - Ma raison, reprit son frère, c'est qu'il y a telle circonstance où il est pénible d'apprendre une chose qui semble placer les gens que l'on connaît dans une condition de supériorité vis-à-vis de soi. Cette circonstance s'est présentée pour Jules tout à l'heure. Il lui était difficile de n'être point gêné en face de nous par une démarche dont il ne pouvait pas prévoir les suites. Aussi n'a-t-il pas'su dissimuler assez vite son embarras. Et toi-même, ajouta Paul en regardant son frère, je me suis aperçu que tu as rougi légèrement. : C'est de ta propre rougeur que j'ai rougi, malheureux ! interrompit Antoine avec éclat je te connais maintenant; je n'ai plus même l'espoir du doute. Tu viens de me donner la preuve que tu étais capable de toutes les lâchetés que l'égoïsme inspire. Subtilise, mens et démens; appelle un vice à la défense d'un autre, unis l'hypocrisie à la vanité; je t'ai jugé tu es un ingrat! -Mon frère, mon frère! s'écria Paul avec un accent de supplication. -Non, reprit Antoine avec une véhémence croissante; devant moi, tout à l'heure tu as renié, par ton embarras et ton silence, celle dont tu devrais être le soutien et qui se fait ton appui; tu as lâchement rougi de celle qui se fait servante pour que tu sois libre. Tu as eu honte de t'avouer l'enfant d'une femme qui est autant ta mère que si elle t'avait donné le jour. Et cette abominable honte, cette ingratitude parricide, tu essaies de la justifier, tu espères que je t'écouterai, que je te croirai peut-être! Ah! malheureux! malheureux! acheva Antoine en pressant dans ses mains les deux mains de son frère et en les secouant avec une violence telle que celui-ci ne put retenir une plainte et s'affaissa écrasé sur une chaise. Antoine était sincère dans son indignation. Son cœur, épris d'un âpre amour de la justice, ne pouvait contenir ses révoltes lorsqu'il la croyait violée. Où d'autres se fussent efforcés de chercher les côtés véniels d'une faute ayant quelque apparence de gravité morale, son impitoyable loyauté repoussait toute excuse, et s'élevait au-dessus de toute considération, de toute affection. L'ingratitude surtout lui causait une horreur muette et profonde, comme celle que peut inspirer la présence d'un reptile venimeux. En croyant reconnaître dans la conduite de son frère un de cès mauvais instincts contre lesquels sa rigidité était sans indulgence, son premier mouvement avait été une sorte de honte à laquelle avaient succédé des reproches dont l'amertume était montée à ses lèvres. Ce qui l'avait le plus irrité, c'était la tentative de défense entreprise par son frère pour atténuer son silence et son embarras pendant la scène qui venait de se passer. Il ne voyait, comme il l'avait dit, dans cette justification qu'une subtilité hypocrite alliée à un acte que sa pieuse exagération considérait à l'égal d'un crime domestique. Paul, qui en l'écoutant analysait tous ces sentimens, acceptait une partie des reproches dont il était l'objet, il confessait avoir mal agi en éprouvant quelque répugnance à avouer l'humble condition de sa grand'mère; mais il trouvait aussi que cette répugnance avait été mal interprétée, il persistait à maintenir que l'hésitation et l'embarras qu'il avait témoignés avaient été causés par la crainte où il était de faire naître quelque observation blessante de la part de leur ancien ami. L'explication se prolongea encore longtemps entre les deux frères, |