Ah! mon cher, ne soyez pas jaloux! interrompit Lazare en montrant le cahier de musique ouvert sur le piano: Beethoven était en tiers. Eh! dit Eugène sur le même ton de plaisanterie, ce n'est pas un tiers rassurant. Comme Lazare, vers la fin de la soirée, se disposait à se retirer, Eugène, le voyant fureter dans le salon, lui demanda ce qu'il cherchait. Le carton que j'avais en entrant; je croyais l'avoir déposé ici, répondit l'artiste. Pardon, dit Claire en se levant, je l'avais mis de côté, - et elle entra dans une pièce voisine d'où elle ressortit bientôt, tenant le carton à la main. Peut-on voir? demanda Eugène. - Parfaitement, fit Lazare; - puis, ouvrant lui-même le carton, il en tira le dessin qu'il contenait. C'était une copie de la Joconde de Léonard de Vinci. Non, répondit Lazare; c'est d'un de mes amis qui fait partie de la société dont je vous ai parlé. On lui a fait connaître dernièrement un lithographe qui lui a commandé quelques copies d'après les maîtres pour en faire des têtes d'étude. Comme Paul ne va pas très vite en besogne et qu'il avait toute sorte de raisons pour achever celle-là, je lui ai donné un coup de main. Mais c'est très beau cette copie, dit Claire en s'approchant. Eugène. perdu. Il y a surtout beaucoup de patience et beaucoup de temps Est-ce bien payé encore? Honteusement, reprit Lazare. Un travail comme celui-là vaudrait bien deux cents francs; on en donnera tout au plus cinquante, si on l'accepte. - Et pourquoi le refuserait-on, si on l'a commandé? Pour essayer de l'avoir encore à moins. L'individu qui l'a commandé spécule sur la situation de Paul. Dernièrement il lui a refusé une copie du genre de celle-ci parce qu'il y avait un défaut dans la pâte du papier. Ce n'est que par faveur qu'il a consenti à la prendre en faisant subir une réduction de moitié sur le prix convenu. J'avais même assez peur que la pluie qui commençait à tomber au moment où je vous ai rencontré ne pénétrât dans le carton et ne fît quelques taches sur le dessin de Paul. Si on n'en voulait pas... Comme Lazare achevait de parler, une goutte de cire fondus tomba sur le dessin qu'il se préparait à replacer dans le carton. Maladroite! s'écria Eugène en se retournant vers Claire, qu'il surprit tenant à la main le flambeau incliné. La jeune femme regarda son amant d'une façon singulière, et mit rapidement son doigt sur sa bouche. Voilà un dessin perdu, n'est-ce pas, monsieur? dit-elle à Lazare. - Mais non, madame, répondit l'artiste avec un certain embarras. Cela ne fera qu'une tache légère, et comme elle est cachée dans un pli de vêtement, elle passera inaperçue. Je vous demande pardon, le dessin est gâté. C'est ta faute, dit Claire en se retournant vers Eugène : c'est toi qui m'as poussée. Eh bien! puisque nous sommes deux dans l'accident, nous serons de moitié dans la réparation, répliqua Eugène, qui paraissait avoir compris. Monsieur, dit Claire, comme votre ami ne pourra plus trouver le placement de ce dessin... Mais je vous assure, madame, interrompit Lazare avec vivacité, que tout le dommage est réparé. Voyez, ajouta-t-il en montrant l'endroit où était tombée la goutte de cire, qu'il avait enlevée avec son canif, il faudrait avoir su l'accident pour en retrouver la trace. Vous nous avez dit vous-même tout à l'heure que votre ami avait eu un dessin pareil à celui-ci refusé pour un défaut encore moins saillant, insista Claire. - Vous aviez même peur d'une goutte de pluie, ajouta Eugène. - Monsieur Lazare, dit la jeune femme, vous ne pouvez pas vous refuser à une chose aussi juste que celle que je dois vous proposer. J'ai par maladresse gâté une œuvre qui n'a plus de valeur pour la personne qui l'a commandée: c'est donc à moi que ce dessin appartient; mais pour qu'il m'appartienne, il faut d'abord que je le paie. Quel en est le prix? - Madame, je vous l'ai dit tout à l'heure: Paul était convenu de cinquante francs avec la personne qui lui avait commandé ce dessin. - Pardon, fit Claire en souriant, mais vous disiez que cette personne spéculait sur la situation de... des artistes avec qui elle faisait des affaires. - Et comme Claire ne veut pas être confondue avec ces gens-là, ajouta Eugène, elle entend payer l'œuvre ce qu'elle vaut, c'est-à-dire la somme que vous avez évaluée vous-même. C'est deux cents francs que tu as à donner, mon enfant, dit le jeune homme en se retournant vers sa maîtresse, qui lui adressa un sourire de remerciement. Lazare resta un moment indécis, regardant tour à tour Eugène et Claire, qui l'observaient de leur côté. Madame, dit l'artiste en tirant la copie du carton pour la mettre sur une table, voici le dessin, il vous appartient aux conditions qu'il vous plaira, et que j'accepte au nom de mon ami. Seulement vous conviendrez avec moi que voilà une tache qui est tombée bien à propos. Claire prit dans la poche de son tablier le petit portefeuille algérien que lui avait donné Eugène, et en tira dix louis qu'elle déposa sur la table en face de Lazare. - Tu me commanderas deux cadres, dit-elle en se retournant vers Eugène, car j'espère bien que l'ami de M. Lazare ou M. Lazare lui-même voudra bien se charger de donner un pendant à ma Joconde. Depuis cette soirée, Lazare avait eu ses entrées à la maison. Il y dînait une ou deux fois par semaine, et quelquefois restait seul pendant des heures entières à tenir compagnie à Claire, car Eugène avait toujours quelque prétexte pour se retirer après le repas. Ces absences, qui devenaient de plus en plus fréquentes, inquiétaient la jeune femme, et, malgré les efforts qu'elle faisait pour la dissimuler, elle laissait voir une préoccupation d'esprit dont Lazare devinait bien la nature. Un soir, Claire se trouvait seule avec Lazare, qui tisonnait en fumant au coin de la cheminée. Ils n'échangeaient à de longs intervalles que quelques rares paroles. Claire était au piano. Elle s'arrêta tout à coup au milieu d'un morceau. Son silence fit relever la tête à Lazare, et dans la glace qui se trouvait en face de lui, il aperçut l'image réfléchie de la jeune femme. Claire pleurait. Lazare laissa tomber la pincette sur le chenet. Ce bruit la tira de sa rêverie. Elle se remit au piano. Jouez-moi donc quelque chose de gai, lui dit Lazare en l'interrompant au milieu d'un adagio de Beethoven. Ces mélodies allemandes sont tristes comme un Angelus dans la campagne. Que voulez-vous que je vous joue? demanda Claire. De la musique joyeuse, dit Lazare en s'approchant du piano; quelque chose du Postillon de Lonjumeau... ou du Barbier de Séville, ajouta-t-il avec un accent d'indifférence trop naïve pour qu'elle fût sincère. Oh! mon pauvre monsieur Lazare, dit Claire en riant, j'aurai bien de la peine à faire votre éducation musicale. Pouvez-vous comparer deux choses qui ont si peu de rapport entre elles, le Postillon et le Barbier? Quelle hérésie! Eh! fit Lazare, c'est pourtant sur tous les orgues, le Postillon. Il y a surtout un air... Oh! oh!... - Voulez-vous vous taire, barbare! s'écria la jeune femme en couvrant par de formidables accords la voix du jeune homme. Est-ce que je chante faux? demanda-t-il avec une apparence de naïveté si bien jouée, que sa compagne ne put y tenir et lui éclata de rire au nez. Lazare feignit d'être fâché par cette joie ironique, et retourna au coin de la cheminée. - C'est égal, se disait-il en regardant dans la glace le visage de la jeune femme, maintenant épanoui par la gaieté dont il était la cause, - voilà un changement à vue qui ne m'a pas coûté cher. Pendant qu'elle pense à ma bêtise, elle ne pense pas à autre chose. Quelques jours après, se trouvant seul avec Eugène, Lazare lui donna à entendre que sa maîtresse s'alarmait de la régularité de ses absences. Elle vous en a parlé? demanda-t-il avec vivacité. - Non, répondit Lazare, mais j'ai compris. Eugène fit un geste d'impatience. Si vous avez quelque affaire délicate qui vous appelle en ville, continua Lazare, mettez-y un peu de discrétion. Je ne suis pas toujours là pour détourner par une balourdise la pensée de Mme Claire, quand elle s'engage dans la voie du soupçon. - Et il lui rappela l'incident de la précédente soirée. Claire m'a conté cela, dit Eugène. Quand je suis rentré ce soir-là, j'avais bien peur d'un interrogatoire embarrassant; mais j'ai au contraire trouvé mon juge d'instruction d'une bonne humeur miraculeuse... Il ne faut pas lui en vouloir, mais vous savez qu'elle est terrible à propos de musique. Il paraît que vous lui avez dit quelque chose d'énorme, car elle se moquait de vous de bien bon cœur. - Je comprends cela, répondit tranquillement Lazare. Lorsque j'entends un ignorant avancer à propos de mon art une de ces opinions qui vous coiffent un homme d'un bonnet à longues oreilles, cela me met en rage. Rien n'est plus sensible que les sympathies de l'artiste, le moindre choc les froisse. - On dirait que vous éprouvez du regret d'avoir froissé Claire dans les siennes. Rassurez-vous, ajouta Eugène, elle ne pousse point les choses si loin que vous, et vos hérésies musicales la mettent tout simplement en belle humeur. - Dont vous profitez, interrompit Lazare. - Et dont je vous remercie, dit Eugène, maintenant que je sais quelle était votre intention. Peu de temps après, Eugène, étant allé prendre Lazare dans son atelier, le ramenait diner chez Claire. Comme ils arrivaient devant la maison, un commissionnaire, qui se promenait sur le trottoir en face, s'approcha d'Eugène et lui tendit une lettre. - Quelle imprudence! dit le jeune homme. Quand on vous enverra,, ne m'attendez jamais devant cette maison; restez au coin de la rue. Prenez cette lettre, je vous en prie, continua Eugène en s'adressant à Lazare; décachetez-la; faites semblant de la lire, et payez le commissionnaire en ayant soin de lui rendre une réponse. Claire peut être à sa fenêtre, ajouta-t-il tout bas. Lazare fit tout ce que son ami lui avait dit. Lorsqu'ils furent dans l'escalier, Eugène reprit la lettre et la lut rapidement à la lueur du bec de gaz. Il faut absolument que je réponde. Comment faire? dit-il. Je ne puis redescendre; Claire a pu me voir rentrer. - Message de femme, hein? fit Lazare. - Message du diable! répondit Eugène. Ce fut la femme de chambre qui vint lui ouvrir la porte de l'appartement. Madame n'est pas rentrée, dit-elle. Faites votre réponse, dit Lazare à son ami; je la porterai à un commissionnaire, ou j'irai la remettre moi-même. Mettez-vous à la fenêtre, répondit Eugène; vous m'avertirez si vous voyez Claire dans la rue. - Et, s'asseyant devant un petit bureau-secrétaire, il commença à écrire. Tout à coup Lazare, qui était à la fenêtre, jeta sa canne sur le parquet; Eugène dressa la tête, et vit son ami qui le regardait en lui indiquant par un geste que Claire était dans la chambre voisine. En effet, il avait aperçu la jeune femme qui se retirait de la fenêtre au moment où lui-même apparaissait à celle du salon. Elle aura vu le commissionnaire, dit Eugène à voix basse. - Alors elle aura vu aussi que c'était à moi qu'il remettait sa lettre, fit Lazare; votre précaution était bonne. Pas tant. L'idée de faire croire qu'elle n'était pas rentrée cache quelque piége, dit Eugène, qui avait achevé sa réponse. La lettre était pliée, cachetée; il ne lui restait plus qu'à y mettre l'adresse. Comme il allait l'écrire, Lazare distingua le faible frôlement d'une robe de soie auquel s'ajoutait le bruit que fait le mécanisme d'une serrure sur laquelle on pèse doucement pour l'ouvrir avec précaution. - Mon cher, dit Lazare assez haut pour être entendu de la chambre voisine, je vous prierai de ne point dire à Mme Claire que je me sers de son encre et de son papier pour ma correspondance galante. - Et s'étant approché du bureau où Eugène, qui avait deviné son intention par ses paroles, lui avait cédé la place, Lazare s'y installa. Le nom, l'adresse? fit-il tout bas. -Hermine, Chaussée-d'Antin, 20, lui glissa le jeune homme à l'oreille. Au moment où Lazare écrivait, la porte de la chambre s'ouvrit, et Claire entra. Ne vous dérangez pas, dit-elle en riant à l'artiste, qui s'était retourné en feignant un grand embarras. Il y a longtemps que tu es rentrée? lui demanda Eugène en allant l'embrasser. J'arrive, dit-elle en rougissant de son mensonge. Eugène, rassuré par le visage de sa maîtresse, dont la tranquillité lui disait qu'elle avait été la dupe du petit manége de Lazare, recouvra tout son sang-froid. - Où trouve-t-on des commissionnaires? demanda Lazare, qui avait pris sa canne et son chapeau. |