bien lui manquer. Il y avait dans ces aveux quelque chose d'amer, et à qui eût été plus expérimenté que Lazare en pareille matière, la confession de cet amour en eût présagé l'agonie. Cependant c'était la seule affection de sa vie; elle lui était chère, et bien chère. N'ayant plus d'espérance pour la soutenir debout, elle l'étayait avec des sou venirs. Une pareille confidence, faite par une femme qui a encore devant elle plus de jeunesse qu'elle n'en a laissé derrière, peut donner à penser à l'homme qui l'écoute, surtout s'il est jeune. Claire avait pourtant parlé sans arrière-pensée, et c'est de même qu'elle fut écoutée. Dans ce récit, dans la forme du langage et les façons d'être qui l'avaient accompagné, Lazare avait surtout deviné une chose: c'est que Claire parlait beaucoup plus pour être interrompue que pour être écoutée, et chacune de ses phrases, au lieu de solliciter une consolation banale, était comme un appel à un démenti des craintes qu'elles exprimaient. Cette intention fut comprise et saisie par l'artiste. Lazare entreprit donc une lutte contre tous les soupçons et toutes les craintes que Claire avait laissé voir... Ces excuses, ces explications qu'il sut trouver, elles n'étaient pas nouvelles pour la jeune femme, qui les avait cent fois employées pour se rassurer elle-même; mais, en les retrouvant dans la bouche d'un autre, elle en tira cette conséquence, qu'il fallait bien que cela fût vrai. Comme la soirée était déjà fort avancée, Claire s'excusa auprès de Lazare de l'avoir retenu aussi longtemps auprès d'elle. — Vous le voyez, reprit-elle; Eugène avait bien promis de rentrer, et cependant... Ah! vous avez beau dire... mes pressentimens me disent que j'ai une rivale. -Eh bien! interrompit brusquement Lazare, tant pis pour lui; je ne puis pas vous voir souffrir comme cela, et dussé-je me fâcher avec Eugène, je vais tout vous dire. -Merci, dit Claire, qui devint pâle. Et tendant sa main à Lazare: Parlez, ajouta-t-elle brièvement. Il est avec une femme, n'est-ce pas ? -Il est avec quatre... les quatre dames du jeu de cartes, répondit l'artiste en riant, et voilà le secret de ces absences, de ces momens de mauvaise humeur que vous attribuez à d'autres préoccupations. Il perd tout son argent. Quel bonheur! s'écria Claire. Il n'osait pas me le dire, parce que je lui avais défendu de jouer. Mais pendant que vous me consolez, il y a quelqu'un qui se désole peut-être. - Qui donc? demanda Lazare. -Ah! oui, fit Lazare, rappelé à son personnage au moment où il comptait être dispensé de le jouer. Eh bien! ajouta-t-il avec une fatuité majestueuse, on m'attendra... En le reconduisant, la jeune femme, pour l'éclairer, abaissa sa lampe vers la rampe de l'escalier; mais le rayon lumineux projeté par l'abat-jour mit en évidence un papier froissé resté sur le carré. Le regard de Claire s'arrêta instinctivement sur ce papier; elle le ramassa, et, après l'avoir déplié, reconnut l'enveloppe d'une lettre adressée à Eugène. Une chose la frappa, c'est que la suscription était, comme la lettre qui l'avait tant tourmentée dans la soirée, à l'encre bleue. Lazare, dit-elle en se penchant sur la rampe, remontez, vous avez oublié quelque chose. Le jeune homme obéit. Qu'est-ce? demanda-t-il, sans voir les traits altérés de Claire. - Vous avez laissé sur la cheminée une lettre. Non, non, répondit l'artiste; je l'ai mise dans ma poche tout à l'heure, je vous assure. — Non, reprit Claire, elle est restée où je vous dis. Venez la prendre. Lazare fouilla dans sa poche, trouva le billet et le montra triomphalement; mais avant qu'il eût pu l'en empêcher, Claire lui avait arraché la lettre des mains. Elle en compara l'écriture avec celle de l'enveloppe dans laquelle elle la fit glisser, et, rendant le tout à Lazare, elle lui dit seulement : « Regardez cette adresse! » Le jeune homme jeta les yeux sur l'enveloppe et vit le nom d'Eugène; il secoua la tête. -Vous le voyez, dit Claire, ceci détruit tout votre travail, et je crois qu'on ne vous attend plus. Avant que l'artiste eût pu lui dire un mot, elle était rentrée chez elle. Comme Lazare tournait le coin de la rue, il rencontra Eugène. Félicitez-moi, lui dit celui-ci. Je viens de rompre la chaîne de Mlle Hermine. Et chez moi, comment cela s'est-il passé? Il paraît que c'est la soirée aux ruptures. Je crois que Claire a rompu avec vous. Et Lazare raconta à Eugène le dernier épisode qui avait terminé la soirée. Diable! dit le jeune homme avec inquiétude, vraiment, vous croyez?... -J'en ai peur, dit Lazare. Et les deux jeunes gens se séparèrent pour aller chacun de son côté. D'après la disposition d'esprit où il avait laissé Claire, Lazare s'attendait à recevoir le lendemain la visite d'Eugène, qui lui apporterait sans doute les nouvelles d'une rupture entre lui et sa maîtresse. Le jeune homme ne vint pas ce jour-là ni le suivant; Lazare se mit en route pour aller chez lui, mais il revint sur ses pas. En chemin, il avait fait cette réflexion, que la présence d'un tiers pouvait être gênante au milieu d'un casus belli de ménage. Cette abstention que lui dictaient les convenances lui sembla un peu dure; sa curiosité ne s'y soumettait pas sans regret. Le quatrième jour, n'ayant pas entendu parler d'Eugène, il prit le parti d'aller chez Claire. Comme il arrivait devant la maison de celle-ci, il remarqua que les volets étaient fermés, ce qui semblait indiquer que l'appartement était inhabité. Lazare en tira cette conséquence, que la crise prévue par lui avait eu un départ pour conclusion. Machinalement il se dirigea vers le logement particulier d'Eugène, qui avait une chambre chez son père là peut-être il pourrait savoir quelque chose; un scrupule le retint, il se rappela qu'un jour, étant allé voir son ami chez lui, dans un cas de pressante nécessité, un domestique de la maison était entré dans la chambre d'Eugène au moment où celui-ci lui remettait de l'argent. L'idée que ce domestique pourrait attribuer à sa visite un but semblable fut plus forte que la curiosité : il n'entra point chez Eugène, et revint à son atelier. Il est certain, pensa-t-il, que tout s'est passé comme je l'avais prévu; il y aura eu séparation. Après cela, Eugène n'aura eu que ce qu'il méritait; j'en suis fâché pour lui, et un peu aussi pour moi : c'était une maison agréable. J'y mettrais du mien pour que cela ne fût pas arrivé; Eugène sera désolé, parce qu'au fond, soit habitude ou autre chose, il tenait à Claire. Elle-même, malgré tout ce qu'elle disait, lui était encore très attachée; elle n'aura point pris sans souffrir un parti aussi extrême. Ce serait peut-être faire plaisir à tous les deux que de leur servir de trait d'union. Cependant ce serait me risquer dans un rôle indiscret, on pourrait de part et d'autre me prendre pour un fâcheux. C'est égal, je voudrais bien savoir ce qui en est. Le lendemain, vers le milieu de la journée, Lazare allait se mettre à travailler, lorsqu'il entendit un bruit de pas dans l'escalier et reconnut la voix d'Eugène, qui fredonnait dans le corridor. — Ceci n'a point l'air d'être un De profundis, pensa l'artiste. Au même instant, son ami entrait dans l'atelier, la figure radieuse comme un ambassadeur de bonne nouvelle. Que diable faites-vous, et que s'est-il passé depuis l'autre soir? demanda vivement Lazare, vous m'avez laissé dans une inquiétude... - Et à quel propos, bon Dieu? dit Eugène. Comment! fit l'artiste, et il lui rappela dans quelles circonstances il l'avait laissé la dernière fois qu'il l'avait vu. Oh! c'est fini, répliqua le jeune homme. Ah! dit Lazare, je m'en doutais. Je crois vous avoir prévenu. Vous ne me comprenez pas, reprit Eugène. Les choses n'ont pas eu les suites que je pouvais craindre. La scène a été vive, très vive, c'est vrai il a été question de rompre, on en a discuté les moyens; mais discuter n'est pas agir, et dans un cas pareil, quand le fait ne suit pas les paroles, autant vaut ne pas menacer. Il est telles choses qui ne peuvent s'exécuter que dans de certaines conditions, à certaines heures. La nuit n'est pas propice pour les séparations, surtout entre gens qui n'ont pas le désir réel de se quitter; les heures sont trop longues, il faut les combler par des explications mutuelles qui amènent presque toujours des rapprochemens. Après les reproches viennent les larmes, et vous savez le proverbe : petite pluie abat grand vent. La conclusion de ces sortes de scènes nocturnes, c'est qu'on ajoute un nouvel anneau à la chaîne qu'on a voulu briser, et à l'heure où le soleil se lève, on fait absolument le contraire de ce que faisait Roméo quand il entendait l'alouette. C'est à peu près ce qui nous est arrivé à Claire et à moi. Le lendemain de cette fameuse aventure de la lettre, nous sommes partis pour la campagne par le premier convoi, et à trente lieues d'ici, il y a un petit pays perdu dans les bois dont les échos peuvent répéter notre amoureux ramage. Eh bien! dit Lazare, je suis enchanté que cela se soit arrangé, car enfin, ajouta-t-il naïvement, je pouvais avoir des inquiétudes. Seulement, dans tout ceci, ajouta Eugène, je ne crains qu'une chose, c'est que Claire ne vous garde rancune de vous être fait le complice de mes fredaines en prenant la dernière pour votre compte afin de la tromper. - Mais si je voulais la tromper, c'était dans une bonne intention, interrompit l'artiste étonné. -Ah! que voulez-vous? les femmes!... dit Eugène. Et là-dessus, on vous attend ce soir pour dîner. Non pas, je ferais chez vous trop sotte figure. Lazare céda cependant aux instances de son ami et à celles de la nécessité. Ce ne fut pas sans embarras qu'il se retrouva en face de la jeune femme, qui de son côté remarqua en lui quelque apparence d'hostilité. La première fois qu'il se vit en tête à tête avec la maîtresse d'Eugène, celle-ci lui dit : - Ne me parlez jamais de ce qui s'est passé. Je veux l'oublier. - Y parviendrez-vous? lui demanda-t-il. TOME VIII. 23 J'y tâche, et, je dois être juste, Eugène paraît vouloir m'y aider. Lazare fit en effet la remarque qu'Eugène redoublait d'attention auprès de sa maîtresse. Environ un mois après cette soirée, Lazare, qui continuait à être familier dans la maison, crut remarquer quelques symptômes indiquant une décroissance dans la lune de miel renouvelée. Voyant Claire triste, il lui demanda ce qu'elle avait. Elle ne lui répondit pas, et se borna à lui montrer sur la tablette de son piano une romance qui portait pour titre : Je me souviens. Ce jour-là, Eugène avait déclaré qu'après le dîner il était obligé de passer la soirée en ville. Lazare te tiendra compagnie, dit-il à Claire. L'artiste inclina la tête affirmativement. Après le dîner, on passa au salon. Eugène s'installa avec une voluptueuse paresse au fond d'un fauteuil et se mit à fumer, sans reparler de ses projets de sortie, qu'il paraissait avoir complétement oubliés. Lazare regardait la pendule et suivait les mouvemens du visage de Claire, dont la tristesse paraissait augmenter au fur et à mesure que l'aiguille s'approchait de neuf heures. Comme neuf heures sonnaient, Eugène se leva et agita le cordon de la sonnette de service. La servante parut à la porte du salon. Apportez à monsieur son habit noir et son chapeau, dit Claire. Non, Marie, interrompit Eugène en se laissant retomber dans le fauteuil, apportez-moi mes pantoufles et ma robe de chambre. Lazare, qui avait pris un charbon dans le foyer pour allumer son cigare, ne s'aperçut qu'à la douleur causée par la brûlure qu'il essayait de s'allumer les doigts. Ah! que c'est gentil de rester! s'écria Claire. Voilà comme je fais les surprises, moi, lui répondit Eugène. Lazare, je vous joue un piquet. Merci, répliqua celui-ci, j'ai un rendez-vous. Comme celui de l'autre jour et avec la même personne? demanda Claire avec une intention semi-ironique, atténuée cependant par l'offre de sa main qu'elle lui fit en signe d'adieu. — Dam! murmura l'artiste un peu piqué en désignant Eugène, si c'était avec la même personne, la place serait libre maintenant. Et il sortit presque brusquement. Ce soir-là, Lazare se promena pendant deux heures dans les rues de Paris, les pieds dans la neige, faisant intérieurement une querelle au mauvais temps, à lui-même, et presque disposé à en faire une aux passans qu'il rencontrait sur son chemin. Ce fut dans ces dispositions singulières qu'il monta chez les buveurs d'eau, ayant vu de la lumière à leur fenêtre. Antoine travaillait à la lampe; il mettait la dernière main à un dessin qui était une de ses premières compositions. Lazare lui en avait fait beaucoup de complimens quelques jours auparavant. Antoine s'attendait à en |