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que les grands personnages à qui ces terrains sont donnés cèdent leurs titres à des marchands, ou que les gouverneurs prennent sur eux de favoriser les concessionnaires aux dépens des paysans des environs.

« Les habitans de Darovo, dans le gouvernement de Viatka, apprennent un jour que des terrains situés dans le rayon de cette commune viennent d'être donnés à je ne sais quel proche parent de Cancrine. Bientôt après des marchands, les ayant pris en fermage, exigent de la commune un prix de location. Un procès s'engage, et la chambre des finances, effrayée par les menaces des marchands et surtout par le nom du parent de Cancrine, fit son possible pour embrouiller la procédure de cette affaire (1); mais les paysans ne se tinrent point pour battus: ils choisirent deux d'entre les hommes les plus intelligens de Darovo et les envoyèrent à Saint-Pétersbourg. Le procès fut déféré au sénat. La division de l'arpentage, tout en reconnaissant que les paysans étaient dans leur droit, ne prit point de décision et s'adressa à Cancrine. Celui-ci avoua franchement que la concession était injuste, mais il lui parut impossible de restituer les terres aux paysans, parce qu'elles pouvaient avoir passé par plusieurs mains, et que ces différens propriétaires pouvaient y avoir fait des améliorations. C'est pourquoi il décida qu'il convenait d'accorder aux paysans, en échange de cette portion de territoire, un emplacement qui serait pris sur les biens de la couronne qui étaient limitrophes. Cela convenait à tout le monde, sinon aux paysans. Leurs griefs étaient légitimes: ils perdaient des champs productifs et recevaient des terres incultes et marécageuses. L'injustice était évidente; ils renouvelèrent leurs plaintes. La chambre des finances et le ministre prirent cette nouvelle démarche en considération, seulement ils la séparèrent du fait originel, et suivant une loi qui, dans le cas où un terrain alloué est d'une mauvaise nature, enjoint non point de l'échanger, mais d'y ajouter une nouvelle portion de territoire, il fut décidé qu'on augmenterait le lot qui était échu aux paysans de la commune en instance. Cet arrêt ne pouvait satisfaire encore les paysans : ils s'adressèrent de rechef au sénat. Alors, avant qu'on eût pris aucune détermination à ce sujet, la division de l'arpentage envoya à la com

(1) On sait qu'en Russie l'organisation judiciaire pour les affaires civiles est très compliquée. Voici les différens degrés qu'elle comprend: tribunal de district, chambre ou tribunal de gouvernement, département du sénat, procureur-général du sénat, commission des requêtes pour transférer l'affaire à l'assemblée générale du sénat, le ministre de la justice et son conseil, commission des requètes pour transférer l'affaire au conseil de l'empire, département du conseil de l'empire, assemblée générale du conseil de l'empire, l'empereur. La juridiction criminelle est plus simple. Enfin, dans les cas graves, l'empereur nomme, comme on l'a vu, des commissions qui jugent sans l'intervention des tribunaux ordinaires.

mune le plan du nouveau territoire, avec une instruction qui fixait la redevance dont la commune allait être chargée pour ce terrain. Ainsi non-seulement ils n'entraient pas en possession de leurs terres, mais on prélevait sur eux un impôt; ils se refusèrent à le payer. L'ispravnik annonça ce refus au gouverneur. Celui-ci expédia sur les lieux un détachement commandé par le maître de police. On arrêta quelques hommes, on les fouetta, et le calme se rétablit dans la

commune. »

De tels faits donnent une triste idée de l'administration des provinces lointaines de la Russie; mais nous ne voulons pas prolonger cette énumération d'exemples trop significatifs. Le séjour de M. Hertzen à Viatka touche à sa fin. Deux incidens méritent seuls d'être cités encore parmi ceux qui se rattachent à ces jours d'exil: nous voulons parler du voyage du grand-duc héritier et de la destitution du gouverneur Tioufaïef. La nouvelle du voyage princier mit, comme on pense, le gouverneur en émoi. Il prit les dispositions les plus ridicules du monde: il ordonna aux paysans des villages qui se trouvaient sur la route de mettre leurs habits de fête, prescrivit aux autorités municipales de faire badigeonner toutes les clôtures et d'inspecter les trottoirs; le gouverneur imagina même de changer l'époque d'une fête religieuse et populaire pour la faire coïncider avec le voyage du prince. Ici d'ailleurs il faut laisser parler M. Hertzen.

<< A cinquante verstes de Viatka est un lieu où parut jadis aux Novgorodiens l'image miraculeuse de saint Nicolas. L'histoire de cette image est curieuse. Lorsque les Novgorodiens vinrent s'établir à Viatka en 1181, ils y portèrent cette image; mais elle disparut pendant quelques jours, et ne fut retrouvée que sur le bord de la rivière où on l'avait découverte une première fois. Les Novgorodiens la reportèrent dans la ville, mais ils s'engagèrent, dans le cas où elle ne les quitterait plus, à la promener annuellement, le 23 mai, en grande procession, sur les bords de la rivière. C'est la plus grande fête qu'il y ait dans le gouvernement de Viatka. L'image miraculeuse est expédiée la veille dans une barque magnifiquement ornée; elle est accompagnée de l'archevêque, suivi de tout le clergé. Des centaines de bateaux et de barques de toute espèce suivent cette procession; elles sont remplies jusqu'aux bords de bourgeois, de paysans et paysannes russes ou votiaks en costume de fête. La barque du gouvernement est en tête; on la reconnaît au drap écarlate dont elle est tapissée. Ce spectacle a quelque chose de sauvage, mais il n'est pas sans charme. Plus de dix mille hommes des autres districts du gouvernement attendent, campés autour d'un monastère, l'arrivée de l'image. Ce qui est étrange, c'est qu'une foule de Votiaks, de Tcheremisses païens, même beaucoup de Tatars du pays, s'y rendent également. Aussi cette fête a-t-elle un caractère tout à fait païen. Pendant que les Votiaks se tiennent aux portes du couvent, les Russes y apportent en offrande des moutons et des veaux qu'ils égorgent. Un moine lit des prières et bénit ces animaux, dont la viande est ensuite distribuée au peuple par morceaux. Autrefois cette distribution était gratuite, maintenant les moines exigent une légère rétribution, et le paysan qui vient d'offrir une pièce de bétail aux saints pères est obligé de racheter en détail ce qu'il a donné. La cour du monastère est pleine de mendians perclus qui chantent en chœur les paroles de Lazare. Des enfans, fils de prêtres pour la plupart, sont assis sur les tombes près de l'église; ils tiennent des plumes à la main et crient aux passans: « Qui veut qu'on lui écrive des pamietzi (1)? » Les femmes et les filles s'arrêtent, disent les noms de leurs parens, et débattent ensuite vivement avec les petits scribes le prix de cet office. C'est surtout dans l'église que la foule est grande; des femmes de tout âge se pressent autour des moines qui distribuent des cierges, et les font allumer en l'honneur de leurs parens ou connaissances. Ces recommandations sont quelquefois assez bizarres; c'est pour un maître ou pour un hôte que beaucoup de ces pénitentes viennent adresser leurs prières. Les prêtres et les moines de Viatka sont presque constamment ivres durant toute la cérémonie; dans tous les villages qu'ils traversent, les paysans les arrêtent et les forcent à boire.

« Le gouverneur eut la singulière idée de retarder la célébration de cette fête, afin d'en faire jouir l'héritier qui devait arriver le 25 mai; mais il ne pouvait le faire sans le consentement de l'archevêque: celui-ci, qui était heureusement un homme fort accommodant, n'y trouva point à redire. Lorsqu'il eut pris toutes ses dispositions pour l'arrivée du prince, Tioufaïef, très fier de ce beau programme, l'envoya à l'empereur. A peine l'empereur y eut-il jeté les yeux, qu'il s'écria avec colère, en s'adressant au ministre de l'intérieur : Le gouverneur et l'archevêque sont des imbéciles; qu'on célèbre la fête à l'époque ordinaire! Le ministre lava la tête au gouverneur, le synode, de son côté, tança l'archevêque, et la fête eut lieu comme de coutume. »

Le jeune prince fit enfin son entrée à Viatka; mais le froid salut qu'il adressa au gouverneur fit pressentir à celui-ci que certains actes de son administration avaient été révélés au gouvernement impérial. Une veuve avait eu récemment à se plaindre de vexations assez graves, et un riche marchand qui avait embrassé sa cause avait été arrêté comme fou. Le prince avait eu connaissance de ces faits, Tioufaïef se sentait perdu. Cependant une exposition de l'industrie sibé

(1) Liste des parens morts qu'on lit pendant l'office.

rienne avait été organisée pour le soir. Le gouverneur se mit en devoir d'en faire les honneurs au prince; M. Hertzen se trouvait parmi les personnes qui accompagnaient Tioufaïef et le grand-duc dans leur promenade à travers les salles de l'exposition. Le gouverneur avait perdu la tête et tenait des propos sans suite. M. Hertzen fut prié par les précepteurs du prince de donner quelques détails sur cette exposition, au classement de laquelle il avait présidé. Cette circonstance devait porter bonheur à l'exilé. « Les précepteurs furent surpris de rencontrer un homme comme il faut sous le costume d'un employé du gouvernement; » ils proposèrent à M. Hertzen de parler au prince, et celui-ci promit d'intercéder pour l'exilé auprès de son père. Cette promesse devait être tenue, et l'exil du jeune étudiant allait être, sinon terminé, du moins adouci.

En attendant que des jours meilleurs se lèvent pour M. Hertzen, il faut encore pourtant assister à quelques-unes des scènes qui précédèrent son départ, et suivre au bal de la noblesse le prince héritier dont il trace un rapide portrait. «La physionomie de l'héritier, nous dit-il, n'a point ce caractère de rigidité inexorable qu'on remarque sur celle de son père; ses traits indiquent plutôt la bonté et la faiblesse. Quoiqu'il n'eût alors qu'une vingtaine d'années, sa taille commençait à s'épaissir... Pour le bal donné à l'assemblée de la noblesse, les musiciens étaient arrivés ivres-morts. Le gouverneur les fit enfermer quelques heures avant le bal, puis on les amena directement de la maison de police dans une tribune de la salle de bal, où ils restèrent sous clé tant que dura la fête. Le bal fut ridicule. II y avait dans les apprêts luxe et indigence, comme dans toutes les fètes de province.

«Après le départ de l'héritier, Tioufaïef s'attendait à échanger son pachalik contre un siége au sénat, mais il lui était réservé un sort encore plus triste. A peine quinze jours s'étaient-ils écoulés, que la poste de Pétersbourg apporta un paquet à l'adresse du gouverneur. Toute la chancellerie en fut bouleversée; le sous-chef vint annoncer au directeur qu'on avait reçu un oukaze. Le directeur courut vers Tioufaïef; celui-ci fit dire qu'il était malade et ne se rendit point à la séance. Une heure après, nous sûmes qu'il était destitué sans phrase. Toute la ville s'en réjouit; mais si le sentiment de répulsion qu'inspirait l'administration de Tioufaïef était bien naturel, la conduite que tinrent à cette occasion les fonctionnaires du lieu a quelque chose de révoltant. Ce fut à qui lui donnerait le coup de pied de l'âne; des hommes qui la veille se découvraient dans la rue dès qu'ils apercevaient sa voiture, qui suivaient des yeux ses moindres mouvemens, souriaient à son chien favori, offraient du tabac à son valet de chambre, maintenant le saluaient à peine et criaient à tuetête contre les désordres dans lesquels ils avaient largement trempé. Après tout, cela est si ordinaire, qu'il n'est point permis de s'en étonner.

« Le nouveau gouverneur ne tarda point d'arriver. C'était de tous points l'opposé de Tioufaïef; il avait un extérieur agréable et l'usage du monde. Sorti du lycée de Tsarskoë-Sélo et camarade de Pouchkine, il avait servi dans la garde; il achetait des livres français, aimait à parler de matières sérieuses, et le lendemain de son arrivée il me prêta le livre de M. de Tocqueville sur l'Amérique. La transition était brusque; rien n'était changé dans la maison, seulement le pacha tatare à la physionomie toungouse et aux manières sibériennes était remplacé par un doctrinaire un peu pédant, mais au demeurant homme distingué. Comine le nouveau gouverneur était réellement marié, la résidence perdit l'air de harem qu'elle avait eu jusqu'alors. Il en résulta naturellement que tous les employés se réformèrent aussi; des vieillards caducs ne se vantèrent plus de conquêtes amoureuses, et se mirent à soupirer tendrement auprès de leurs grosses épouses. >>>

La réponse de l'empereur à la demande du prince héritier en faveur du jeune exilé de Viatka fut enfin connue. L'empereur n'accordait pas à M. Hertzen l'autorisation de revenir à Saint-Pétersbourg, mais il lui permettait de résider dans une ville plus rapprochée que Viatka du centre de la Russie, à Vladimir. Au moment du départ, M. Hertzen eut une preuve de cette sorte d'intérêt mêlé de curiosité que les condamnés politiques inspirent aux Sibériens et aux provinciaux. Il fut escorté jusqu'à la première station par plusieurs traîneaux. Quelques heures après, il franchissait la limite du gouvernement de Viatka, et voyait avec un indicible plaisir l'attelage russe aux joyeux grelots, avec ses chevaux rangés de front, remplacer l'attelage sibérien, où les chevaux vont à la file. Il y a dans le récit de ce voyage de retour (si l'on peut appeler ainsi le trajet de Viatka à Vladimir) une émotion naïve qui se communique au lecteur.

<< - Allons! allons! fais galoper tes chevaux, dis-je au jeune cocher qui me conduisait, et je lui donnai une pièce de monnaie qu'il eut toutes les peines du monde à prendre avec ses gros gants de peau.

- On vous fera honneur! Allons, les tourterelles! Attention, maître, ajouta-t-il en s'adressant à moi. Tiens-toi bien; voilà une descente, je vais lâcher mes chevaux.

« Il fit comme il le disait. Le traîneau ne glissait pas; il descendait par bonds la route escarpée qui conduit au Volga. Les chevaux volaient; le cocher était rayonnant de bonheur, et moi-même, je l'avoue à ma honte, j'étais on ne peut plus satisfait. Tel est le caractère

russe. »

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