fervescence populaire; les paroles qui en tombent ne s'adressent, le plus souvent, qu'à un public spécial, avide d'émotions fortes, tout préparé pour le désordre; le langage qui s'y fait entendre est violemment insultant, agressif; mais une autre tribune, celle du journalisme, est incessamment élevée : si le calme naît dans les esprits, ses orateurs savent trouver quelque habile prétexte pour le faire disparaître ; ils s'adressent à tous, ils s'attaquent à toutes les passions, à tous les intérêts; s'ils ne menacent pas, s'ils n'excitent pas tous les matins les citoyens les uns contre les autres, au moins savent-ils calomnier avec une féconde persévérance. C'est la goutte d'eau impure qui mine tous les pouvoirs et jusqu'à l'autorité elle-même. Si donc on fermait les clubs, ne fallait-il pas au moins réprimer les excès du journal, exiger de la presse des garanties plus sérieuses que celles qu'elle présentait aujourd'hui. Telle était, au moins, la pensée du Gouvernement. Mais, on le sait, bien que séparés par l'abîme apparent des opinions politiques, les journaux sont tous solidaires lorsqu'il s'agit de leurs intérêts mutuels, Avec plus de franchise que de prudence, la plupart des journaux conservateurs signalaient depuis deux ans les dangers de la mauvaise presse et sommaient le pouvoir de mettre un frein aux excitations quotidiennes des publicistes socialistes. Mais lorsque le Gouvernement crut enfin devoir, avec - l'appui de tous les hommes sages, présenter une loi relative au cautionnement des journaux et au timbre des écrits périodiques ou non périodiques, les opinions disparurent devant les intérêts, et les journaux conservateurs se trouvèrent en un moment du côté de l'opposition pour défendre la presse menacée. Singulier spectacle! avaient-ils donc cru qu'on pourrait faire une loi applicable seulement aux feuilles de certaine nuance? Un seul journal soutint ce projet, et cette feuille ne faisait pas corps avec le journalisme parisien : c'était le Napoléon. A l'Assemblée, il n'en fut pas de même. La majorité des commissaires nommés pour examiner le projet se trouva favorable à la loi que toutes les voix de la presse appelaient à l'envie la loi de haine. C'est qu'en effet, à une époque où les deux grands pouvoirs sont deux tribunes, comment s'étonner que ces tribunes soient rivales? Mais, quelque pût être le sens caché de certaines sympathies acquises à l'avenir à tout projet limitateur de la presse, il n'en était pas moins vrai que, depuis le jour où le journalisme s'était violemment affranchi de toutes entraves, le régime de la liberté absolue avait infailliblement annoncé le régime de la répression. Les excès contraires se rencontrent toujours à un même point. La liberté absolue de Février 1848 avait conduit bien vite le journalisme à l'état de siége du 14 juin, au rétablissement du cautionnement (9 août), à la loi du 21 avril 1849, et à celle du 27 juillet. Le timbre seul n'avait pas encore été rétabli. Élévation du cautionnement, rétablissement du timbre, voilà ce que proposait le projet de loi déposé par le Gouvernement, le 21 mars. A ces mesures, s'ajoutait tout un ordre nouveau de dispositions répressives: par exemple l'application du timbre aux écrits non périodiques, traitant de matières politiques ou d'économie sociale, de moins de deux feuilles d'impression. Par là les brochures et les livres seraient atteints et la propagande socialiste amoindrie. Sur ce point le Gouvernement et la commission furent d'accord. Le but qu'on s'était proposé était d'arrêter la propagation de ces écrits et de ces pamphlets destinés à répandre le poison du socialisme dans les campagnes. Aussi l'article 6 du projet du Gouvernement, conservé par la commission, déclara-til en termes exprès que les écrits traitant de matières politiques ou d'économie sociale seraient seuls soumis au timbre, et, pour plus de clarté encore, la commission, dans l'art. 18 de son projet, exemptait nommément du timbre les livres d'église et de prières, les alphabets, les grammaires, les calendriers, etc., de quelque nombre de feuilles que ces livres fussent composés. Les délégués de la librairie, de l'imprimerie et de la papeterie de Paris présentèrent de graves observations sur cette partie du projet. Ils démontraient, pièces en mains, que la limite de dix feuilles de trente-deux décimètres carrés, en deçà de laquelle, sauf quelques exceptions, tous les ouvrages devraient être timbrés, comprend les trois quarts des produits de la librairie française; que des livres ayant jusqu'à 820 pages ne pourraient échapper à la taxe; que les sacrifices faits depuis vingt ans par la librairie, pour combattre la contrefaçon belge, seraient désormais impossibles; que le projet ne frappait pas seulement les mauvais écrits, dont la propagation offrait de graves dangers, qu'il atteignait encore, du même coup, tous les bons livres, et jusqu'aux chefs-d'œuvre de notre littérature. Sans le vouloir, le projet du Gouvernement et celui de la commission, pour arriver à supprimer les mauvaises brochures et les livres dangereux, ne supprimeraient-ils pas le bon et l'indifférent avec le mauvais? Frapper d'un droit de 4 centimes par feuille les écrits de moins de dix feuilles d'impression, n'était-ce pas prohiber d'une manière générale tous les li vres qui auraient le malheur de n'être pas assez gros pour atteindre les dix feuilles d'impression? A la vérité, la taxe ne frapperait que les ouvrages traitant de matières politiques et d'économie sociale; mais où commencent et où finissent ces matières? La taxe, d'ailleurs, n'élèverait-elle pas d'une manière exorbitante le prix des livres qui ne sont pas toujours pires, qui sont souvent meilleurs, pour être composés d'un moins grand nombre de feuilles? Ne dépasserait-elle pas le prix de fabrication ? Et si le libraire, après avoir acquitté scrupuleusement le droit de timbre, voyait l'édition tout entière rester dans son magasin, que deviendrait-il? Lui rendrait-on au moins le droit qu'il aurait payé, ou bien ne ferait-on timbrer les exemplaires qu'au fur et à mesure que le public les achèterait? Et les ouvrages qui se publient par livraisons qui ont chacune moins de dix feuilles, seraient-ils assujettis au timbre? Si non, la fraude aurait beau jeu. Si oui, ces sortes de publications ne devenaient-elles pas tout à coup impossibles? Il suffisait, disaient encore les délégués, de réfléchir aux moyens proposés d'exécution pour juger cette partie du projet. L'article 8 prononçait une amende de 50 francs par feuille ou fraction de feuille non timbrée, indépendamment de la restitution du droit. C'était peu, s'il ne s'agissait que d'une feuille, ou d'un exemplaire non timbré; mais s'il s'agissait d'une édition tirée à 500, à 1,000, à 10,000 exemplaires, et l'on sait que les écrits peu volumineux sont ceux qui se tirent à plus grand nombre, l'amende alors ne s'élèverait-elle pas alors à des proportions imprévues? Telles étaient les objections présentées: malgré leur exagération évidente, elles ne manquaient pas de valeur. Quant aux écrits périodiques, la commission proposait quelques modifications au projet primitif. Ainsi, elle substituait à l'é lévation du cautionnement des journaux de province un système de consignation pécuniaire en cas d'un nouvel arrêt de mise en accusation intervenu avant la décision de la cour d'assises sur un premier délit. Quant au timbre, la commission proposait un système tendant à égaliser le coût des journaux de Paris dans toute la France, par la réunion du droit de poste et du droit de timbre, Toutefois, considérant les différences d'influence et l'étendue du cercle d'action, la commission se refusait à frapper les journaux de province à l'égal de ceux de Paris. La presse départementale avait rendu de trop grands services à la cause de l'ordre, ne fûtce qu'en réveillant l'esprit public jusqu'alors concentré dans la capitale, pour qu'on dût s'exposer à l'amoindrir. Aussi, la commission proposait de porter le droit à 6 centimes par feuille de 72 centimètres carrés et au-dessous, pour les journaux, écrits périodiques et gravures, de moins de dix feuilles, publiés dans les départements de la Seine et de Seine-et-Oise, et à 2 cent. pour les journaux, gravures et écrits périodiques publiés partout ailleurs. C'est ce projet, en réalité fort peu menaçant pour les intérêts de la presse, qui excitait tant de colères dans le journa lisme. Mais tout ce bruit d'abord dirigé contre le gouvernement, s'adressa bientôt à l'Assemblée elle-même. Car, on va le voir, le projet devait sortir des délibérations parlementaires singulièrement modifié et aggravé. La discussion s'ouvrit le 8 juillet. En vain M. Émile de Girardin éleva une fin de non-recevoir sur la question d'urgence; en vain MM. Mathieu (de la Drôme) et Jules Favre attaquèrent-ils l'urgence elle-même, M. de Chasseloup-Laubat, rapporteur, exposa brièvement que, puisque la question était mise à l'ordre du jour, il était naturel, il était désirable qu'elle fut vidée le plus promptement possible. Il y avait plus d'inconvénients que d'avantages à laisser une pareille question suspendue pendant un mois et plus. L'urgence fut prononcée à la majorité de 368 voix contre 231. M. Madier de Montjau ouvrit, le premier, la discussion sur le fond. Une argumentation brillante sur le principe de la loi signala le début du nouvel orateur de la Montagne. Quand aux objections de détail, M. Madier de Montjau parut plutôt encourager la ma jorité que la détourner du projet, en interprétant comme la ruine des petits journaux la réunion des deux droits en une taxe unique Beaucoup considérèrent cet aveu comme une réhabilitation partielle de la loi. Après quelques observations de M. Léo de Laborde, M. Rouher se chargea de démontrer la nécessité, l'opportunité de la loi et les documents officiels qu'il produisit en ce sens faisaient une grande impression sur l'Assemblée, lorsqu'un incident grave vint passionner le débat. Répondant à une apologie que M. Madier de Montjau avait essayée du gouvernement provisoire, M. le ministre de la Justice, emporté sans doute par sa parole plus loin que sa volonté, déclara qu'il ne voyait dans la révolution de février qu'une catastrophe. Le mot était cruel : mais était-ce bien à un ministre de la République à le prononcer. C'était oublier un peu trop la fiction officielle et c'était surtout donner prise aux accusations violentes, justifier les clameurs qui s'élevèrent des bancs de la gauche. On insulte la République! A l'ordre le ministre ! La censure! Ces cris couvrirent la voie de l'orateur qui ne put ni donner d'explication, ni terminer son discours. On enjoignait au président de prononcer le rappel à l'ordre, et. par par ces violences on perdait peu à peu le bénéfice de la situation, si bien que M. Baroche, interpellé à son tour, reprit à son propre compte le mot qui excitait tant d'indignation. Pour couper court à ce tumulte, M. Dupin, fit prononcer la clôture et l'incident paraissait terminé quand M. Émile de Girardin s'élança à la tribune et conseilla à la Montagne la démission en masse. La Montagne n'accepta pas cet expédient héroïque que la majorité accueillit par des applaudissements et des rires. La Montagne y répondit par le cri de Vive la République ! Mais on voulait une réparation pour l'insulte commise à l'égard de la révolution de février. Le lendemain, une protestation rédigée par M. Émile de Girardin fut repoussée: Une autre protestation fut présentée et acceptée par la gauche. M. Crémieux vint la lire à la tribune et déposa son manuscrit sur le bureau. Usant du droit que lui donnait le règlement, M. Dupin refusa de recevoir cette pièce irrégulière. Ainsi se termina l'incident. La protestation aboutit à une vengeance d'un goût contestable. Dans les discussions sui |