Son séjour à Paris fut court. Admis à se présenter devant le Roi, le futur chef des chouans de Normandie réalisa l'un de ses plus chers désirs', mais, au milieu de l'effervescence qui régnait alors, la position de la famille royale, l'atmosphère d'hostilité qui l'entourait, remplirent son cœur de sombres pensées. Brûlant de se dévouer à elle, impuissant à faire valoir ses offres au Roi, Frotté, qui avait émis la proposition de réunir à Lille un noyau de troupes sûres, sur lesquelles on pourrait absolument compter, regagna sa garnison au bout de peu de jours, quand il vit que Louis XVI se refusait à partager son juvénile enthousiasme et ses projets. Il avait d'ailleurs pleinement réussi dans la partie officielle de sa tâche. Mis en face d'une députation des régiments ennemis de la Couronne et de Royal-Vaisseaux, qui à leur tour venaient plaider leur cause, le représentant de Colonel-Général avait su leur tenir tête et défendre ses intérêts; il s'en retournait, emportant l'ordre de changement de la garnison tout entière. Colonel-Général était transféré à Dunkerque, les trois autres régi La Sicotière. Ouvrage cité, t. I, p. 25. ments remplacés quittaient la province'. Quant au malheureux marquis de Livarot, toujours retenu à la citadelle, un mandat du ministre l'appelait à Paris, pour y répondre de sa conduite. Inutile d'ajouter qu'il se justifia des accusations dont on l'accablait et qu'il se vit pleinement réhabilité. Les quelques jours qui précédèrent le départ de son régiment, Frotté ne les passa pas dans l'inaction. A côté des préparatifs ordinaires: domicile à quitter, bagages à faire, dettes à régler, à côté des camarades dont il fallait prendre congé, bref des mille liens que l'on contracte pendant un séjour de neuf années dans une ville qui n'était pas une des moindres du royaume, il y avait, rue Princesse, à quelques minutes de la citadelle, une maison, simple d'apparence, à un étage unique, dont la porte s'était souvent ouverte au jeune officier. La perspective de n'y plus revenir de longtemps remplissait son cœur de trouble et de regrets. C'est là, en effet, qu'habitait depuis quelques mois une étrangère, une Anglaise, que l'on avait vu arriver à Lille, accompagnée d'une réputation de grâce et de beauté qui n'était pas imméritée. A cette époque, il existait déjà dans ce centre toute une colonie d'Anglais, qu'attiraient soit la proximité de leur patrie et le voisinage de Paris, soit la prospérité du commerce et d'industries nombreuses. En parcourant les tables de recensement de la ville aux débuts de la Révolution et les registres d'imposition, nous avons relevé bien des noms qui dénotaient une origine britannique. Mais ce qui attira l'attention sur les nouveaux venus qui s'installaient rue Princesse, c'est qu'ils arrivaient non pas d'Angleterre, mais bien de Versailles. Ils furent rapidement reçus dans la meilleure société de Lille; les questions affluaient sur leur compte, cherchant à pénétrer leur passé qu'entourait un certain mystère. Derode. Histoire de Lille, t. III, p. 32. * Moniteur du 23 avril 1790. A notre tour, essayons de déchirer le voile et de nous renseigner sur cette Anglaise qui va devenir l'héroïne de cet ouvrage. Charlotte Walpole, qui naquit probablement vers 17581, portait un nom illustre entre tous dans le Royaume-Uni. Descendait-elle en droite ligne de Sir Robert Walpole, comte d'Orford, l'illustre homme d'État, qui durant des années administra l'Angleterre au nom du roi Georges Ier? C'est ce qu'il est difficile d'affirmer. 1 Cette date approximative nous est fournie par l'acte de décès de Mme Atkyns, mais l'on sait avec quelle inexactitude ces actes étaient le plus souvent rédigés, pour ce qui concerne la naissance, surtout lorsqu'il s'agissait d'une étrangère décédée à Paris. La cadette de trois filles', Charlotte passa probablement toute sa jeunesse dans le comté de Norfolk, berceau de sa famille, sous ce ciel nuageux, dans ce climat toujours humide, au milieu de ces prairies d'un vert émeraude, qui font de cette partie de l'Angleterre un des districts les plus agricoles. Le charme tranquille et mélancolique de ce paysage, les immenses troupeaux de moutons et de chèvres qui broutent dans les pâturages, l'horizon que limitent seules les lourdes nuées toujours suspendues sur ce pays, tout cela frappait l'imagination de la jeune fille, très enthousiaste de nature, et développait en elle cet attrait insaisissable qui frappait tous ceux qui la connurent. De ses grands yeux, qu'encadraient des sourcils très marqués, s'échappait un regard d'une infinie douceur. Le seul portrait que l'on ait d'elle la montre coiffée à la mode de l'époque, ses boucles foncées à peine retenues par un léger bandeau et retombant en désordre sur son front. Beaucoup d'originalité d'ailleurs dans l'esprit, un visage qui se transformait et s'animait sous les impressions ressenties, une expression très particulière qui faisait de toute sa personne un type à part, en voilà assez pour nous expliquer comment, à dixneuf ans, Charlotte Walpole prenait le chemin de Londres, avec l'idée d'utiliser ses talents en affrontant la scène. 4 Testament de Robert Walpole, du 14 mars 1803, par lequel il lègue tous ses biens à sa femme Blancy Walpole et à ses trois filles, Marie, Françoise et Charlotte. Inventaire après décès des biens de Mme Atkyns. Papiers inédits de Mme Atkyns. La capitale de l'Angleterre ne comptait alors que trois théâtres, dont le plus couru, Drury Lane, qualifié de théâtre royal, subsiste encore de nos jours, conservant intacte sa vieille réputation. C'est là que, le 2 octobre 1777, pour l'ouverture de la saison théâtrale, miss Walpole faisait ses débuts dans une pièce intitulée L'Amour au village', une comédie dans le genre de celle d'O'Keefe probablement, au goût du public d'alors, 'Love in a village. Genest, History of the stage. Bath, 1832. |