Les princes russes dirigent leurs attaques, tantôt contre cette cité, tantôt contre leurs voisins: voilà comme le temps de leur servitude est marqué par des guerres continuelles avec la Suède, avec les chevaliers porteglaives (1), avec la Pologne. Les historiens russes ou ceux qui se montrent toujours dévoués à la cause de la Russie, ont voulu jeter tout l'odieux de ces agressions sur ces puissances, dont la jalousie profitait, disent-ils, « de l'abaissement et des mal>> heurs de la Russie, pour s'en partager les dépouilles ». En admettant que l'intérêt ou la vengeance ait quelquefois été le motif secret de ces guerres sanglantes, si l'on veut considérer que les princes russes étaient alors vassaux et tributaires de la grande horde, qu'ils avaient constamment des Tartares (2) dans leurs armées, on verra que ces guerres et ces conquêtes, dont quelques écrivains accusent exclusivement la Suède et la Pologne, des valets contre leurs maîtres; qu'il n'entreprendrait la guerre que du consentement de la république, et n'emploierait, dans le commerce avec l'Allemagne, que des sujets de Novogorod, &c. &c. (Sur l'administration de cette république, voyez Leclerc, Hist. de la Russie ancienne, tom. I et II, pag. 239 et suiv.) (1) Voyez, sur l'établissement des chevaliers porte-glaives, chap. III de cet ouvrage, p. 56. (2) Ces Tartares étaient ordinairement envoyés avec les officiers chargés de lever le tribut. Souvent d'ailleurs les khans accordaient des secours particuliers aux princes russes qui les demandaient; << car, en > combattant pour la Russie, dit Lévesque, les Tartares défendaient » leur propre domination, et l'étendaient même par les victoires du » peuple qu'ils avaient soumis,» (Hist. de Russie, t. II, pag. 104.) ont peut-être alors préservé l'Europe de la domination tartare. 1317. De jour en jour le fardeau s'aggravait, et les princes russes semblaient travailler à consommer la dépendance et la ruine de leur pays... A la moindre espérance d'acquérir une province, de dépouiller un frère, un oncle, un père, ils couraient à la grande horde, implorer et quelquefois acheter par des crimes la faveur des courtisans tartares et le choix du khan; réduits au rang de ses esclaves, ils plaidaient leur cause, et attendaient humblement l'arrêt qui leur donnait une couronne avilie, ou les renversait du trône, quelquefois pour les envoyer au supplice. Ainsi l'on vit, dans l'espace de vingt ans, Mickaïl II, condamné par 1338. les intrigues de George, Dmitri II, meurtrier de celui-ci, Alexandre II et son fils Fodor, tour-à-tour victimes de leur haine dénaturée et de leur aveugle cupidité, porter leurs têtes sous le cimeterre d'un bourreau tartare (1).... Les détails de ces scènes affreuses, de cette basse résignation, font frémir d'indignation et d'horreur... L'histoire romaine nous montre bien des princes qui viennent se disputer devant le sénat l'héritage de leurs aïeux; mais l'histoire de Russie seule offre l'exemple d'une telle dégradation. Ce tableau n'est point chargé ; les historiens russes eux-mêmes ont employé des couleurs plus vives, afin de rehausser la gloire des libérateurs de leur pays: mais (1) Leclerc et Lévesque, Hist. de Russie. on peut, il nous semble, en tirer une conséquence plus naturelle et plus directe en faveur des princes contemporains qui ont opposé, dès l'origine, une digue puissante à ce torrent dévastateur; et sans doute, quelles qu'aient été leurs vues particulières, l'Occident eut des grâces à rendre au courage des chevaliers porte-glaives de Livonie, à celui d'un Gedimin, grand-duc de Lithuanie, et des rois de Pologne Casimir III, Boleslas, et sur-tout d'un Jagellon, qui, reculant leurs frontières aux dépens de la Russie, fortifiaient les barrières qui défendaient l'Europe contre l'invasion des Tartares. Si ces conquêtes furent conseillées par l'ambition, l'ambition fut un bienfait pour l'humanité : si l'on peut disputer ici de la légitimité des droits, il est difficile de contester l'effet heureux des victoires. Observons d'ailleurs que ces invasions furent souvent sollicitées par des princes russes (1). Mais passons rapidement sur ces temps de malheurs et de crimes, où des rivaux d'ambition, et non de gloire, donnent des batailles, forment des siéges, brûlent des villes, égorgent des hommes, font des traités déshonorans, aussitôt enfreints que conclus. Passons cette période épouvantable, où les mêmes passions ramènent toujours les mêmes désordres; une scène toute nouvelle appelle nos regards. (1) Nous citerons, entre mille exemples, celui de Mickaïl Alexandrowitz, prince de Twer, qui, voulant usurper l'héritage de ses proches, appelle Olguerd, grand-duc de Lithuanie, qui vient ravager la Russie. Dmitri IV osa le premier refuser le tribut à Mamai- 1375. khan; résolution généreuse, si elle eût été inspirée par le desir d'affranchir son pays : mais c'était par dépit de voir que le khan venait d'accorder la grande principauté de Moscow au prince de Twer; ce n'était donc que la rebellion d'un sujet contre son maître. Les effets en furent terribles pour les deux partis. S'il faut en croire les chroniques russes, Dmitri IV était à la tête de quatre cent mille hommes; Mamai vint à sa rencontre avec sept cent mille Tartares. Ils se joignirent sur les rives du Don. Le choc fut épouvantable; 1380. les deux armées furent presque anéanties. Dmitri passe pour avoir été vainqueur, et la retraite qu'il fut obligé de faire était cependant une véritable fuite. Il prit le surnom de Donski: mais la Russie ne fut pas délivrée; cet effort sembla l'écraser sous ses ruines. Moins de deux ans après, les Tartares, qui, honteux de leur défaite sous Mamai-khan, s'étaient donnés à Tacktamich, chef d'une autre horde, appelée la horde bleue, reparaissent aux portes de Moscow, et le vainqueur du Don leur abandonne sa capitale. Un petit-fils d'Olguerd, duc de Lithuanie, vient la défendre; il fait les dispositions que les temps et les circonstances permettent; il attend l'ennemi avec un courage héroïque. Les Moscovites n'étaient pas dignes d'un tel bienfait. Pendant qu'une partie des habitans exécutait ses ordres, les autres pillaient la ville, enfonçaient les caves, s'enivraient, et allaient ensuite. insulter les Tartares campés sous leurs murs... La valeur du généreux étranger qui était venu défendre Moscow, fut inutile : les Tartares y entrèrent; il fut tué des premiers sur la brèche; la ville fut livrée au pillage, et Dmitri IV obtint du khan des Tartares la permission d'y rentrer (1). Ce n'est pas la seule occasion où l'on vit les voisins que la Russie accuse, accourir à sa défense. Lorsque ce même Tacktamich fut tout-à-coup écrasé par les armes 1393. de Tamerlan (2), la Russie fut menacée d'une domination plus redoutable. Un seul prince osa tenter d'arrêter ses progrès; ce fut Vitold, à qui Jagellon avait cédé le grand-duché de Lithuanie, à condition qu'il le tiendrait en fief relevant de la Pologne. Par cette concession et par d'autres conquêtes, Vitold avait étendu ses états depuis la mer Baltique jusqu'à la mer Noire. Il y joignit depuis le duché de Smolensk : il était plus en état de le garder que les Russes. Ainsi placé, il défendait la barrière naturelle de l'Europe contre les barbares de l'Asie. Il fut vaincu (3), mais la barrière ne fut pas forcée. Elle n'était donc pas inutile. 188. (1) Leclerc, Histoire de la Russie ancienae, tom. II, pag. 1 (2) Ce fameux conquérant, que les chroniques russes appellent Temir-Kutla ou Aksak, et les Orientaux Timour-Bey, Timour-Leng, ou Amir-Timour, descendait de Tchinguis-khan par les femmes.... Nous ne croyons pas devoir rappeler ici ses querelles, ses victoires et ses conquêtes: ces détails nous écarteraient trop de notre sujet. Voyez l'Histoire du savant de Guignes..... & c. (3) Par Kaiouk, lieutenant de Tamerlan. |