et il est mort flétri de honte et de misère. Pour M. Rousseau, il fut d'abord si méconnu dans cette maison d'insolens plébéiens, qu'on le faisait manger à l'office, tandis que de médiocres beaux - esprits avaient l'honneur de dîner avec Madame, qui, selon les apparences, se repentit dans la suite de son stupide dédain. Elle s'est mise au nombre des partisans les plus zélés du sage Génevois. Il est vrai que l'espèce d'amende honorable faite par cette femme à M. Rousseau, a été l'effet de sa grande réputation. Nos femmes de Paris sont attachées à la mode jusques dans les opinions littéraires. Un écrivain excite-t-il quelque bruit ? elles n'examinent point s'il mérite cette renommée; elles volent avec transport au - devant de l'idole du public: aussi les jugemens de ce sexe si faible et si aisé à prévenir, ontils peu de valeur aux yeux de l'homme qui pense par lui-même. L'être qui a reçu du ciel, comme M. Rousseau, ce caractère si marqué de supériorité, peut succomber à la tentation de concevoir quelque orgueil, qu'il ne faut pas confondre avec la vanité, parce que le premier sentiment élève l'âme, la corrobore, si l'on peut parler ainsi, et l'autre la rapetisse et l'avilit à ses propres regards. La vanité est un aveu tacite de sa faiblesse; il n'est pas possible qu'un homme vain fasse quelque chose de grand; il n'est jamais bien avec lui-même; sa conscience le trahit et le désole: on peut en imposer aux autres, mais rarement à soi. M. Rousseau se consola donc avec le sentiment intime de ce qu'il pouvait valoir, du rabais où semblait le mettre l'infortune. Il ne faut pas douter que ce ne soit à cette indigence si contrariante, que nous devons cette façon de penser digne d'un vrai philosophe, qui voit l'homme nud, et le juge d'après cette abstraction des accessoi res. Peut-être est-il permis d'accuser M. Rousseau d'une singularité qui blesse la simplicité du génie. On prétend que dans son premier ouvrage, il avait d'abord projeté de faire l'éloge des avantages des arts et des sciences. Duclos, cet homme qui était parvenu à se faire un petit cercle de réputation, à force de flatteries grossières et de petitesses revêtues d'un faux air de philosophie, Duclos qui connaissait l'imbécillité du monde, que l'extravagant et l'inusité ont seuls droit de frapper, conseilla à notre Génevois de bien se garder de suivre le grand chemin. « Voulez-vous, lui dit-il, qu'on vous » lise? ne pensez point et ne parlez point comme la >> tourbe; il vaudrait mieux dire qu'il fait nuit en plein >> midi, que d'aller nous vanter les charmes d'un >> beau jour. Mon ami, du singulier c'est par» là qu'on fait fortune dans tous les genres. Vous le >> voyez, je ne m'habille jamais comme la multitude: >> ma perruque a-t-elle le costume réçu? Par-là je suis >> remarqué. Quand j'entre au spectacle, on se demande: » Quel est cet original? et l'on répond de suite : C'est >> M. Duclos. Ordinairement on acquiert la faveur des >> sots grands, en les enfumant d'encens : moi je me les >> suis a servis en les accablant des impolitesses les plus >> dures; et dans tout cela j'insinue d'adroites flagorne>> ries. Revenons donc à ce que vous avez dessein de >> donner au public: soyez toujours d'un avis contraire >> à l'opinion reçue. Ainsi vous vous élèverez avec éner>> gie contre les arts et les sciences, et l'on criera à la >> merveille. » M. Rousseau le crut, et remporta une victoire éclatante. Il est vrai que personne ne s'entend mieux que cet écrivain à faire aimer le sophisme. Une dialectique profonde, une éloquence admirable, une chaleur énergique, un style enchanteur, voilà bien des secrets pour captiver le public, et M. Rousseau les possède tous. Je n'entrerai point dans la discussion sérieuse de ses ouvrages: tous ses sujets offrent de la singularité. Son Héloïse, qui à bien des égards est son chef-d'œuvre pour la partie du sentiment et quelquefois du raisonnement, est bien au-dessous de son modèle, la Clarice de Richardson. La Julie est bien moins intéressante que l'Anglaise, souvent elle est peu naturelle; c'est une précieuse qui meurt en faisant toilette; si l'on peut le dire, sa mort est arrangée. M. Rousseau, dans ses écrits, ne se sauve point d'un défaut qui est le péché mignon de Diderot. On peut lui reprocher une exaltation captieuse, que les sots prennent pour la flamme du sentiment. Son Emile n'est pas un livre excellent, mais il est rempli d'adınirables morceaux. Il n'est pas étonnant que M. Rousseau se soit attiré la haine philosophique, et cette haine-là a toute la fureur et toute l'activité de la haine sacrée. Les Encyclopédistes, qui ont su se composer une secte imposante, étaient charmés de compter M. Rousseau parmieux; mais bientôt la jalousie les dévora. Ils virent que le public faisait un monarque du membre républicain, qu'il élevait M. Rousseau, et avec raison, bien au-dessus d'eux. Dès ce moment il n'y eut point de manœuvres, de brigues, que la troupe des pseudo-philosophes ne mît en usage pour perdre ce beau génie. Ils se servirent d'un nommé Grimm, qui n'avait d'autre talent que l'adresse et la flatterie. Il parvint à causer quelque chagrin à M. Rousseau, qui sentant sa supériorité, se sépara du parti et subsista par lui-même. On le poursuivit : une politique raffinée et infernale essaya de jeter du ridicule sur ce grand homme : sensible, il prêta aisément le flanc aux traits que lançait la main froide et étudiée de M. d'Alembert. M. de Voltaire se mit de la partie; sa rage jalouse vomit contre le respectable Génevois qui lui est bien supérieur, son infâme poème de la Guerre de Genève, qu'un laquais désavouerait; il n'y a pas eu jusqu'à un médiocre auteur, nommé Suard, que la secte a placé à l'Académie, qui ne lâchât des ruades contre M. Rousseau. Qu'en est - il arrivé? Ils l'ont tourmenté, comme on voit un beau cheval d'Espagne agité par les piqûres multipliées d'insectes. M. Rousseau s'est livré aux suites d'une sensibilité exercée par de trop rudes épreuves; il est devenu défiant, misanthrope, chagrin; il fuit absolument toute société, regardant tous les hommes comme un ramas de sots méchans, et il est pénible d'être obligé de ne pas croire aux illusions de la vie. M. Rousseau a cependant conservé autant d'amis que d'admirateurs. Il a pu s'en apercevoir lors de l'accident qui a mis sa vie en danger, et dont il est maintenant bien rétabli. On dit même qu'il travaille à un opéra. La postérité le regardera comme le meilleur dialecticien et l'homme le plus éloquent de son siècle. Peut-être sera-t-on fondé à lui reprocher de la singularité et de l'orgueil; mais ces deux défauts n'ont point altéré ses vertus, et personne n'a plus d'humanité et de véritable sagesse. M. Rousseau sera cité comme le modèle du vrai philosophe, tandis que l'on se rira des Encyclopédistes, comme au trefois les Romains vinrent à mépriser et à chasser cette foule de sophistes, qui ne les infestèrent que trop longtemps. - Tu veux, mon ami, que je te salue comme un philosophe: renonce à la soif des richesses, à la vengeance avilissante, au stupide amour de toi-méme; ne te regarde pas comme un Dieu auquel tu es le premier à faire des sacrifices; ne fais point le chien couchant auprès des grands; ne sois pas un menteur insigne, un flatteur à faire vomir, un monstre d'inhumanité et de perfidie, et alors je te mettrai dans cette petite classe d'hommes où M. Rousseau tient le prmier rang. [29 mars.] Un procureur de cette ville avait une jeune cuisinière qui partageait sa couche. S'apercevant que son maître voyait une autre femme, elle en conçut une si violente jalousie, qu'elle résolut de l'empoisonner; mais on lui donna du secours sur-le-champ, et on espère qu'il en réchappera. Cette malheureuse, craignant d'être livrée à la justice, s'est pendue derrière la porte de sa cuisine. On écrit de Montpellier, qu'une demoiselle d'une ville voisine était devenue sensible pour un jeune homme qui, dès le premier instant qu'il la vit, fut épris de ses charmes. Leur amour fut constant pendant quelques années: mais le jeune homme s'était engagé depuis peu dans de nouveaux fers, La demoiselle, outrée de sa légèreté, se rendit le dimanche gras, masquée et en domino, au bal où elle savait qu'était le volage. Elle |