n'obéir qu'au devoir de faire respecter la justice et triompher le bon droit. Elle n'eut pas de peine à faire partager son ressentiment et ses projets à sa famille, et surtout à son grand père le vieux Miloslavskoï, dont l'influence, qu'aucune qualité ne justifiait, survivait néanmoins à deux règnes. Ivan était devenu, par le mépris même qu'on lui témoignait, intéressant aux yeux du peuple et des troupes. D'un autre côté, les Narischkines, s'étant avidement emparés de la direction des affaires, avaient, par cette prétention au monopole de l'autorité, indisposé plusieurs sénateurs, révolté tous les esprits par leur arrogance, et gâté ainsi ce qu'il y avait de favorable dans la position de la tsaritse. Au bruit que l'on vient d'étrangler Ivan, répandu simultanément dans tous les quartiers habités par les strélitz, cette milice s'assemble, prend les armes, et marche tumultueusement au Kremlin, suivie de son artillerie. Arrivée à la vue de ce palais, elle demande avec des cris de rage qu'on lui livre les meurtriers du prince qu'elle croit égorgé : en vain la régente, son fils, et Ivan lui-même paraissent sur le balcon, et, en haranguant cette multitude, tâchent de la calmer. Les strélitz ne se seront pas révoltés en vain ; ils proclament tsar celui dont sacre des Na ils venaient pour venger la mort. Ensuite ils se précipitent dans le palais. Alors commence un cours d'effroyables horreurs. Alphanasi Narischkine, l'un des frères de la tsaritse, est arraché d'une chapelle, Révolte des strélitz. Mas rischkines. précipité par une fenêtre et reçu sur le fer d'une multitude de lances ce fut la première victime. Une seconde s'offre aux coups des révoltés; c'est un jeune homme que, dans l'égarement de leur fureur, ils prennent pour un frère d'Alphanasi; mais à peine ils l'ont tué que quelqu'un reconnaît en lui le fils de l'un des hommes qu'ils aiment et respectent le plus, de George Dolgorouki : ils forment alors de leurs lances un brancard et portent à Dolgorouki ce cadavre : puis, irrités de quelques reproches que ce malheureux père ne peut s'empêcher de leur adresser, ils mêlent son sang à celui de son fils qui coule encore ainsi cette soldatesque est brutale et féroce jusque dans son repentir. Des médecins, qu'on accuse d'avoir empoisonné le dernier tsar, des fonctionnaires, des officiersgénéraux, des boyards sont massacrés. Leur mort satisfait à la fureur des strélitz, sans l'assouvir. L'un de ces forcenés provoque la foule du peuple, spectatrice de ces excès, à en exprimer son sentiment, et aussitôt tous ceux qui n'en peuvent déguiser leur horreur, ceux qui paraissenty applaudir trop faiblement sont passés par le fer. Après cet exploit, que la nuit seule termine, les strélitz occupent militairement le palais et la ville. Le lendemain ils forcent la régente à leur livrer son père, et l'un de ses frères nommé Jean. En vain cette infortunée tsaritse, en vain Sophie elle-même, soupçonnée d'avoir suscité cette révolte, mais qui, pas dans ce cas même, n'en avait pas sans doute prévu, encore moins voulu les excès, se jettent à genoux, et demandent en pleurant qu'on ne leur arrache ces nouvelles victimes: tous deux sont, en leur présence, accablés d'outrages et de coups, puis traînés loin de leurs yeux sur la place. Là, tous les raffinemens de la cruauté sont réunis pour rendre au fils la mort plus douloureuse. On se le jette de groupe en groupe, on le reçoit sur la pointe acérée des lances, on s'enivre du spectacle de ses souffrances; on lui coupe les pieds, les mains, et enfin la tête; le père est contraint de rester spectateur de ce supplice, et après renfermé dans un monastère. Ici se termine le cours de ces effroyables excès, dont le récit est, selon l'expression de Leclerc, capable de faire frémir un auditoire de bourreaux. Afin de donner pour excuse à toutes ces violences un but spécieux d'intérêt public, les révoltés déclarent libres de leurs engagemens tous les domestiques loués à long terme, espèce d'esclaves à sés de tenir temps, quelquefois à vie. Ce qui distingue surtout la tyrannie populaire des autres tyrannies, c'est qu'elle peut toujours alléguer une intention louable, tandis que celles-ci sont le plus souvent forcées de laisser voir à nu un vil et odieux égoïsme, soit de corps, soit d'individu. Il faut croire que les grands profitaient de la misère, de la faiblesse et de l'ignorance des indigens pour en obtenir le sacrifice de leur liberté pendant un intervalle déter Esclaves à temps dispen leur engagement. miné, et que beaucoup employaient ensuite d'odieux moyens pour prolonger et même perpétuer cette servitude; ce qu'il y a de certain, c'est que, d'après les anciennes lois, une faute légère commise par ces gens de louage, la moindre infraction aux conditions de leur engagement, suffisait bien souvent pour transformer en esclavage absolu l'esclavage temporaire et conditionnel: effroyable filiation! L'opulence excessive de quelques-uns enfante la misère de tous les autres, et la misère de ceux-ci leur asservissement. Si l'on avait dit à Sparte: Il est un pays où un petit nombre d'hommes ont à eux seuls la propriété de tout le sol, où la subsistance de tous est dans quelques mains qui, à leur gré, l'épargnent ou la prodiguent; où la vie de cinquante qui travaillent et produisent dépend incessamment des besoins, de l'intérêt, du caprice d'un seul qui ne fait que consommer, quel citoyen n'aurait répondu : La population de ce pays doit être presque en entier composée d'hilotes? Ce citoyen aurait deviné la Moscovie, moins pourtant l'oppression des oppresseurs, et cette hiérarchie de l'esclavage, qui concentre enfin dans un seul homme la liberté de tout un peuple. Dans un tel pays, aurait ajouté quelque philosophe, le pauvre étant à la discrétion absolue du riche, tâchera de mettre le riche à la discrétion de ses passions; pour compenser autant que possible sa propre dépendance, il le soumettra à la ty rannie des désirs déréglés ; il s'ingéniera à lui créer des besoins coûteux; il lui inventera le superflu pour en obtenir le nécessaire; il rétablira jusqu'à un certain point l'égalité pour l'industrie, et de la corruption de l'un, de l'habileté de l'autre, naîtront quelquefois les apparences de la liberté. Mais est-ce bien la liberté véritable que celle qui se fonde sur la corruption? non : la vraie liberté est le fruit et le prix des vertus publiques, qui, elles-mêmes, ne croissent guère séparément des vertus privées; or, point de vertu généralement possible où le hasard de la naissance met dans les moyens de bien-être et de considération une inégalité sans mesure : législateurs, rédigez des constitutions; publicistes, rêvez des utopies; tant que vous n'aborderez pas franchement la tâche de répartir les avantages de l'état social aussi également que le permettent les inégalités naturelles et la latitude nécessaire aux progrès des connaissances essentiellement utiles, vous ne ferez qu'une liberté de privilége, une liberté égoïste, qui laissera la grande majorité de l'espèce dans le malheur et dans l'abjection. Les strélitz ne précipitèrent pas le jeune Pierre du trône sur lequel le sénat l'avait placé, mais ils voulurent que son frère Ivan s'y assît avec lui. C'était en Russie le premier exemple d'un trône possédé par indivis. Les deux tsars furent, en conséquence, couronnés et sacrés ensemble le 15 juin. |