De plus, ils demandèrent que Sophie, sœur commune des deux princes prît, jusqu'à la majorité du plus jeune, les rênes de l'État. Sophie ne se fit pas prier pour se charger d'un fardeau qui, depuis long-temps, était l'objet de son ambition. Cette princesse pouvait même bien avoir excité la révolte des strélitz; elle en fut généralement accusée. Un seul des historiens de cet évènement l'en absout. Il est vrai que cet historien est l'évêque Phéophane, dont le témoignage a beaucoup de poids. Que Sophie ait ou non provoqué cette sédition, il est de fait qu'après coup elle en récompensa les auteurs. Elle donna pour commandant aux strélitz l'un de ses principaux chefs, Ivan Khavanskoï, leur fit distribuer d'abondantes gratifications, et permit qu'ils se partageassent les dépouilles de ceux qu'ils avaient si barbarement massacrés; ils inscrivirent sur une colonne élevée au milieu de la place, les noms et les crimes vrais ou prétendus de ces victimes de leur fureur. Alors les strélitz rentrèrent dans le calme, mais non dans l'obéissance : l'épreuve qu'ils venaient de faire de leur puissance leur avait inspiré d'impérieuses prétentions; ils prirent le titre d'infanterie de la cour, ils organisèrent une contre-police à leur dévotion, et, pour maintenir leur ouvrage, s'érigèrent en surveillans de l'autorité. Comme on l'avait prévu, Ivan ne réclama de sa sœur aucune part dans le gouvernement, et Galitzin eut, sous Sophie, la direction de presque toutes les affaires. Ce boyarin cumula avec la lieutenance-générale de Novgorod les deux ministères les plus importans. La régente et son ministre favori étaient trop satisfaits de leur position pour ne pas employer tous les moyens de la perpétuer. Ils déterminèrent Ivan à épouser une princesse russe de la famille des Soltikof, espérant qu'il naîtrait de ce mariage un fils sur lequel ils pourraient continuer indéfiniment leur tutelle. Cependant la prétention des strélitz à l'indépendance, et presque à l'empire, faisait à Sophie un fardeau presque insupportable de la reconnaissance qu'elle sentait leur devoir. Ce Khavanskoï, qu'elle-même leur avait accordé pour chef, entretenait leur turbulente audace : il craignait la cour et en était craint. Celle-ci saisit la première occasion de le sacrifier. Un jour on trouva sur la porte dú palais de Kolomma qu'habitaient les tsars, un placard où l'on accusait les strélitz, leur général et son fils de conspirer la mort de la famille régnante, du patriarche et de tous les boyards. C'en fut assez pour déterminer la retraite soudaine de la cour au couvent de la Trinité, et toutes les mesures de précautions qu'eût pu inspirer le danger le plus menaçant. On entoura le monastère des troupes dont on se croyait le plus assuré, et Kha Prétendu complot des strélitz. vanskoi y fut mandé, non pas, en apparence, pour y rendre compte de sa conduite, mais sur le prétexte qu'on avait à lui faire des communications importantes relativement à son service. Khavanskoï se mit en devoir d'obtempérer à l'ordre qu'il recevait, confiant peut-être dans son innocence, et, dans tous les cas, pensant que sa popularité imposerait. On craignait tant qu'il ne changeât de résolution pendant la route qu'on le fit arrêter au commencement de son voyage, à six lieues de Moscou. Arrivé au monastère de la Trinité, où son fils avait aussi été conduit, il n'y trouva que des ennemis acharnés à sa ruine et altérés de son sang, entre autres Miloslavskoï dont une querelle particulière lui avait attiré le ressentiment, et que l'on a depuis soupçonné d'avoir fabriqué le placard, cause d'abord des terreurs, peut-être feintes, de la cour, et ensuite de ses rigueurs. Cebon Miloslavskoï, comme l'appelle Lévesque, ne portait assurément pas une grande modération dans sa haine; nous l'avons vu cupide abrepteur de l'argent du peuple, persécuteur fanatique du persécuteur Nicon, incitateur secret du soulèvement des strélitz; nous le voyons encore accusé d'une calomnie ténébreuse dont les conséquences doivent être le supplice du calomnié. Quelle bonté!... Si Khavanskoï et son fils pouvaient être regardés comme coupables, ce serait, non point de ce qu'on* leur imputait, mais de la révolte peut-être et des excès des strélitz : dans cette hypothèse ceux qui les accusaient eussent été leurs complices. En vain tous deux réclament qu'on produise la preuve du crime dont on les accuse, que les dénonciateurs et les témoins leur soient confrontés, qu'on procède juridiquement contre eux il n'y avait ni dénonciateur déclaré, ni témoins : ils étaient non pas devant des juges, mais devant des bourreaux : on n'obtempéra à aucune de leurs demandes, on ne daigna seulement pas leur répondre; on ne les écouta point dans leur défense; enfin on Supplice de les condamna parce que Miloslavskoï et ses amis, j'óserai dire ses complices, voulaient leur condamnation; tous deux furent décapités. A cette nouvelle, les strélitz poussent des cris de rage. « Allons, et faisons mourir tous les boyards, s'écrient-ils. Khavanskoï, leur chef. cette nou velle. Mais quand on ajoute que la cour, loin d'être intimidée par leurs menaces, exige le supplice de Leur fureur à plusieurs d'entre eux; qu'elle a réuni assez de forces pour l'obtenir, toute la terreur qu'ils voulaient inspirer semble rentrer dans leurs cœurs. Ces hommes, si furieux il n'y a qu'un moment, se soumettent, armés encore, à la sentence qu'on voudra prononcer contre eux. Ils inondent les églises, ils implorent de tous les prêtres qu'ils y trouvent l'absolution de leurs crimes, ils reçoivent les sacremens, ils font à leur famille les derniers adieux. Enfin ils partent pour le couvent habité par les tsars; ils s'y rendent désarmés, chargés de cordes, de billots et de haches, instrumens des supplices auxquels eux-mêmes se condamnent. La crainte de la résistance qu'on se préparait à leur opposer, eût-elle pu seule, comme l'insinuent quelques historiens, produire tant d'abjection? non, il est une autre manière d'expliquer cet affaissement de l'orgueil et de la fureur des strélitz. Jusqu'ici ils avaient bien forcé par la terreur les tsars à sacrifier à leur haine un ministre, un favori, un parent; mais leur rébellion contre le souverain personnellement n'avait jamais été que comminatoire; maintenant il y avait à franchir un pas de plus, pas immense à leurs yeux, politiquement comme religieusement superstitieux : c'était la régente de leur choix, c'étaient les deux tsars, qui avaient ordonné ou étaient censés avoir ordonné le meurtre que, dans leur premier emportement, ils voulaient venger; c'était donc contre leurs dieux terrestres, comme on les désignait traditionnellement, qu'il leur fallait directement combattre leur imagination ne s'était pas faite encore à cette idée; ils se la peignaient sous les couleurs Leur soumis du plus effroyable sacrilége; le repentir d'avoir la veille presque méconnu et bravé l'autorité du patriarche ajoutait encore à cette horreur dont leur cœur se trouvait saisi, et ces strélitz, braves comme soldats, ne furent plus, comme pénitens, que des enfans craintifs, humblement soumis au sion et leur repentir. |