L'HOMME DE NEIGE SEPTIEME PARTIE. XIV. Le traîneau du danneman, moins léger que celui dont le major s'était servi pour conduire Christian au chalet, était heureusement plus solide, car le jeune Dalécarlien ne daignait éviter aucune roche ni aucun trou (1). Au lieu de laisser au cheval, plus intelligent que lui, le soin de se diriger selon son instinct, il le frappait et le contrariait au point de rendre la course stupidement téméraire. Christian, couché au milieu des quatre ours, les deux morts et les deux vivans, se disait qu'il tomberait assez mollement, s'ils n'étaient pas lancés d'un côté et lui de l'autre. Impatienté enfin de voir maltraiter le cheval du danneman sans aucun profit pour personne, il prit les rênes et le fouet assez brusquement, en disant au jeune garçon qu'il voulait s'amuser à conduire, et d'un ton qui ne souffrait guère de réplique. Olof était assez doux, il ne faisait le terrible que par amour-propre, pour se poser en homme. Il se mit à chanter en suédois, autant pour se désennuyer que pour montrer à son compagnon qu'il prononçait la langue mère plus purement que les autres membres de sa famille. Cette circonstance détermina Christian à le faire causer. Pourquoi, lui dit-il, n'es-tu pas venu avec nous quand nous sommes partis pour la chasse? N'as-tu encore jamais vu l'ours debout? (1) Voyez les livraisons du 1or et 15 juin, du 1er et 15 juillet, du 1o et 15 août. pirant. -- La tante ne l'a jamais voulu, répondit le jeune gars en sou La tante Karine? Il n'y en a pas d'autre chez nous. Et on fait tout ce qu'elle veut? Tout. Elle avait fait sur toi quelque mauvais pronostic? - Elle dit que je suis trop jeune. Et elle a raison peut-être? Il faut bien qu'elle ait raison, puisqu'elle le dit. C'est une femme qui en sait plus long que les autres, à ce qu'il paraît? Elle sait tout, puisqu'elle cause avec... Avec qui cause-t-elle ? Il ne faut pas que je parle de cela; mon père me l'a défendu. Dans la crainte que l'on ne se moque de sa sœur; mais il n'a pas craint cela de moi, puisqu'il m'a dit de lui demander mon destin à la chasse. — Elle me l'a dit. Où a-t-elle pris sa science? - Elle l'a prise où elle la prend encore dans les cascades où pleurent les filles mortes d'amour, et sur les lacs où les hommes du temps passé reviennent. Elle n'est pas vieille, elle a cinquante ans. Mais je la croyais infirme? Elle marcherait plus vite et plus loin que vous. Alors elle est malade dans ce moment-ci, puisqu'elle reste couchée pendant que l'on se met à table? -Elle n'est pas malade. Elle est fatiguée souvent comme cela, quand elle a été debout pendant trop longtemps. Je croyais qu'elle ne travaillait pas? Elle ne travaille pas; elle parle ou elle marche, elle chante ou elle prie, et, que ce soit la nuit ou le jour, elle veille jusqu'à ce que la fatigue la fasse tomber. Alors elle dort si longtemps qu'on la croirait morte; mais quelquefois on est bien étonné le matin, quand on va à son lit, de ne plus la trouver ni là, ni dans la maison, ni sur la montagne, ni nulle part où l'on puisse aller. Et où pensez-vous qu'elle soit quand elle disparaît ainsi? Les mauvaises gens disent qu'elle va à Blaakulla; mais il ne faut pas les croire! Qu'est-ce donc que Blaakulla? Le rendez-vous des sorcières? Oui, la montagne noire où ces méchantes femmes portent les petits enfans qu'elles enlèvent pendant qu'ils dorment, et qu'elles mènent à Satan sur le cheval Skjults, qui est fait comme une vache volante. Alors Satan les prend et les marque en les mordant, soit au front, soit aux petits doigts, et ils conservent cette marque toute leur vie. Mais je sais bien pourquoi on dit cela de ma tante Karine. Pourquoi donc? Parce que dans le temps, avant que je sois venu au monde, il paraît qu'elle avait apporté à la maison un petit enfant qui avait eu les doigts mordus par le diable, et que mon père ne voulait pas regarder; mais mon père s'est mis à l'aimer plus tard, et il dit que ma tante est une bonne chrétienne, et que tout ce que l'on raconte est faux. Le pasteur de la paroisse ne trouve rien de mauvais en elle, et dit que, puisqu'elle a besoin de courir en dormant, il faut la laisser courir. D'ailleurs elle a dit elle-même qu'elle mourrait, et qu'il arriverait de grands malheurs si on la renfermait. Voilà pourquoi elle va où elle veut, et mon père dit encore qu'il vaut mieux ne pas savoir où elle va, parce qu'elle a des secrets qu'on lui ferait manquer, si on la suivait et si on la regardait. - Et il ne lui est jamais arrivé d'accidens quand elle court ainsi dehors tout endormie? - Jamais, et peut-être ne dort-elle pas en courant; comment le saurait-on? Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'on est quelquefois trois jours et trois nuits sans savoir si elle reviendra; mais elle revient toujours, quelque temps qu'il fasse, et aussitôt qu'elle a dormi et rêvé, elle n'est plus malade, et prophétise des choses qui arrivent. Tenez, ce matin... Mais mon père m'a défendu de le répéter! - Si tu me le dis, Olof, c'est comme si tu le disais à ces pierres. Jurez-vous sur la Bible de ne pas le répéter? - Je le jure sur tout ce que tu voudras. - Eh bien! reprit Olof, qui, peu habitué dans la solitude de sa montagne à trouver à qui parler, était heureux d'être écouté par une personne sérieuse, voilà ce qu'elle a dit en s'éveillant au point du jour : « Le grand iarl va partir pour la chasse. Pour la chasse, le iarl et sa suite vont partir. » Le iarl! vous savez bien? c'est le baron de Waldemora. Ah! ah! il a été à la chasse en effet; mais votre tante pouvait l'avoir appris. - Oui, mais le reste, vous allez voir: « Le iarl laissera son âme à la maison; à la maison, il laissera son âme. » Attendez,... attendez que je me rappelle le reste,... elle chantait cela,... je sais l'air, l'air me fera retrouver les mots. Et Olof se mit à chanter sur un air à porter le diable en terre. « Et quand le iarl reviendra à la maison pour reprendre son âme, l'âme du iarl ne sera plus à la maison. >> Au moment où le jeune Dalécarlien achevait ces mots mystérieux, un traîneau lancé à fond de train venait derrière le sien, et la voix retentissante d'un cocher criait : « Place! place! » d'un ton impérieux, tandis que sa main fouettait ses quatre chevaux, que l'odeur des ours emportés par Christian épouvantait de loin. On était sorti de la montagne, et on se trouvait sur le chemin étroit qui se dirigeait vers le lac. Christian, pressentant qu'on le culbuterait s'il ne se rangeait pas, et ne voyant aucun moyen de se ranger sans se culbuter lui-même dans le talus qui bordait l'Elf, fouetta le cheval du danneman pour le lancer en avant, et parvint ainsi à un endroit où il lui était possible de faire place; mais, au, moment où il réussissait à prendre sa droite, le traîneau de derrière, conduit par des chevaux impétueux et par un cocher brutal, le rasa de si près que les deux traîneaux furent culbutés simultanément. Christian se trouva par terre avec Olof et ses quatre ours, et si bien enfoncé dans la neige amoncelée au bord du chemin, qu'il lui fallut quelques instans pour savoir où et avec qui il se trouvait enterré de la sorte. La première voix qui frappa son oreille, le premier visage qui réjouit son regard furent le visage et la voix de l'illustre professeur Stangstadius. Le savant n'avait aucun mal, mais il était furieux, et, s'en prenant à tout hasard à Christian, qui n'était pas masqué et avec qui, en se relevant, il se trouvait face à face, il l'accabla d'injures et le menaça de la colère céleste et des malédictions de l'univers. Là, là, tout doux! lui répondit Christian en l'aidant à se remettre sur ses jambes inégales: vous n'avez rien de cassé, monsieur le professeur, Dieu soit loué! L'univers et le ciel sont témoins du plaisir que j'en ressens; mais si c'est vous qui conduisiez si follement l'équipage, vous n'êtes guère aimable pour les gens qui n'ont pas d'aussi bons chevaux que les vôtres. Ah çà, laissez-moi, ajouta-t-il en repoussant doucement le géologue, qui faisait mine de le prendre au collet, ou bien, la première fois que je vous rencontrerai sur le lac, je vous y laisserai geler, au lieu de me meurtrir les épaules à vous rapporter. Le professeur, sans chercher à reconnaître Christian, continuait à déclamer pour lui prouver que l'accident était arrivé par sa faute, lorsque Christian, qui ne songeait qu'à ramasser son gibier avec Olof, aperçut, au milieu des quatre ours, un homme de haute taille, étendu sans mouvement, la face tournée contre terre. En même temps un jeune homme vêtu de noir et pâle de terreur arrivait du |