assurés, les yeux attachés à la terre, les mains jointes, portant sur son visage la pâleur de la mort. A côté d'Orloff, était l'empereur, faisant, par ce sublime et mystérieux sacrifice aux mânes de son père, une action digne d'un très-grand caractère (1). Le cortége funèbre alla dans cet ordre depuis le palais jusqu'à la citadelle. Les corps de Pierre III et de Catherine y furent déposés sous la même voûte; leurs tombeaux se touchent, et on lit au-dessus cette inscription: Divisés pendant leur vie, unis à leur mort. Il suffirait peut-être de cet acte de justice solennelle et de piété filiale, auquel on ne trouve rien à comparer, ni dans l'histoire ancienne, ni dans l'histoire moderne, pour donner une grande idée du caractère de Paul I."; mais son règne offre encore d'autres traits où l'on peut en reconnaître l'empreinte. Entouré de quelques vieux amis restés, dans l'obscurité, fidèles à la mémoire de son père, il brava la jeunesse insolente et séditieuse de la cour de Catherine; odieux à ces gardes prétoriennes, dont la turbulence et la corruption avaient si souvent disposé du trône, il eut l'audace et la prudence de les mettre hors d'état de lui nuire, en incorporant dans leurs rangs des soldats dévoués et fidèles (2). n (1) Clarke's Travels, part. I, chap. 5. « Après cette cérémonie, dit » Clarke, Orloff reçut l'ordre de quitter l'empire; et dernièrement il voyageait en Allemagne et dans le midi de l'Europe. 【2) Mémoires secrets, tom. I. " Quoique Paul eût montré dans toutes les parties de son gouvernement des idées opposées au système de sa mère, il était dans la fougue de son tempérament et dans ses principes de se déclarer contre la France; mais ce que Catherine méditait par ambition et par intérêt, il le voulut par un instinct d'honneur et de justice; ce qu'elle aurait peut-être toujours laissé en projet pour tromper ses alliés, il l'exécuta pour accomplir sa promesse. Entraîné par une erreur générale, il consentit à renouveler le traité d'alliance et de commerce avec l'Angleterre (1): il envoya deux armées contre la France. On vit alors, pour la première fois, des hordes sauvages échappées des steppes arides que ne peuvent fertiliser l'Ob, l'Irtisch et la froide Lena, inonder les champs féconds de la Lombardie et les plaines conquises sur l'Océan par l'industrie des Bataves. Mais la férocité de Suwarow n'y trouva point une autre Ismaïl; le sol français ne fut point souillé de la présence de ces barbares; et du haut des rocs de l'Helvétie, sembla tomber tout-à-coup le prestige de leur renommée militaire (2). A peine entré dans une coalition sans accord, l'ins (1) Traité de commerce du 11 février 1797. (Recueil de Martens, tom. VI, pag. 722.) - Traité d'alliance du 29 décembre 1798. (Ibid. tom. VII, pag. 457.) (2) Nous ne faisons qu'indiquer ces brillantes campagnes, dont les détails si glorieux pour les armes de la France sont étrangers à f'objet de cet ouvrage. tinct droit de Paul I." lui fit apercevoir qu'on ne s'y battait point pour la cause qu'il croyait défendre. Il s'indigna de n'être que le champion subsidiaire du cabinet britannique. Il vit que, sous prétexte d'imposer des lois à la France, l'Angleterre avait successivement affaibli toute puissance maritime et commerciale qui lui faisait ombrage; que les conquêtes faites ou à faire sur la France étaient précaires, incertaines et coûteuses, tandis que les entreprises de l'Angleterre en faisaient une puissance à part et soumettaient le monde entier à son monopole; qu'à la faveur de la confusion et des troubles, les principes de la neutralité maritime, si essentiels à la prospérité des États, étaient tombés en désuétude, sacrifiés à des haines passagères et tout-à-fait rayés du code universel. Ainsi, Paul I. jetant les yeux sur ses États où le monopole anglais enchaînait l'industrie nationale, fut épouvanté des résultats d'une lutte imprudente. Passionné pour l'art militaire, il ne pouvait refuser son admiration aux exploits mêmes de ses ennemis ; il changea de système avec la franchise brusque qui signalait son caractère (1). Indigné, d'ailleurs, de voir cr (1) Les écrivains anglais, et quelques orateurs mêmes, se sont attachés à flétrir la mémoire de Paul I.er des accusations les plus outrageantes... Lorsqu'il entra dans la coalition, on vanta sa sagesse: lorsqu'il eut signalé la perfidie de la politique anglaise, on lui prodigua les noms d'insensé, de maniaque, de tyran (a); on voulut faire passer le changement soudain de son système comme l'effet d'un caprice : et cepen (a) Annual Register for the year 1801, pag. 279. qu'au mépris d'une convention formelle (1), et de ses représentations réitérées, l'Angleterre s'obstinait à retenir Malte qu'elle devait remettre à l'ordre dont il dant il était fondé sur des faits notoires, sur des griefs évidens aux yeux de toute l'Europe. On a vu comment, dans la guerre de la révolution, le cabinet de Saint-James avait amené Catherine à violer elle-même les principes de son système. Peut-être cette princesse ne croyait-elle pas y déroger, et ne faisait-elle en cela que considérer la France comme étant, à cette époque, hors de la loi commune des nations. Mais, lorsque la guerre eut changé d'objet, et que les puissances continentales furent revenues aux principes du droit des gens, elles durent aussi revenir à ceux du droit des neutres. Cependant la marine anglaise poursuivait le cours de ses violences; elle avouait alors hautement des principes contraires à ceux qu'elle avait éludés; elle niait ouvertement la franchise des pavillons; elle établissait le droit de blocus illimité, de visite et de confiscation.... Ces prétentions furent soutenues par divers actes de violence, tels que l'attaque de la frégate danoise le Haufruen (en décembre 1799), celle de la Freya (25 juillet 1800). Ces violences, et sur-tout l'injure faite au pavillon suédois dans la rade de Barcelonne (4 septembre 1800), donnèrent lieu à des représentations qui ne furent pas écoutées, à des notes diplomatiques où le Gouvernement britannique fit connaître l'orgueil de ses prétentions... C'est à la suite de ces procédés, d'une négociation qui dura six mois, et de l'affaire de Malte, que Paul I.er renouvela l'association de la neutralité maritime armée, et qu'il changea de système... Ce n'était sans doute pas là l'effet d'un caprice. (Voyez les pièces relatives à ces faits, Recueil de Martens, tom. II du supplément, pag. 344-474-) (1) Pièces relatives à la nomination de Paul I.er à la grande maîtrise de l'ordre de Malte, Recueil de Martens, tom. VII, pag. 166-450. Rien n'était plus étrange que cette nomination d'un prince schismatique à la première dignité d'un ordre essentiellement catholique.... Sous le règne de Pierre I.er ou de Catherine, c'eût été une nouveauté dangereuse; sous Paul I.er, ce ne fut qu'une bizarrerie.... était devenu grand-maître, il prit subitement contre elle la résolution énergique qu'il avait montrée contre la France (1). Alors se reproduisirent ces importantes questions d'indépendance et de neutralité maritimes, agitées vingt ans auparavant. Paul I.", plus désintéressé que sa mère, se montra digne d'exercer un protectorat devenu salutaire à toutes les nations du nord. Alors on vit avec terreur les progrès qu'avait faits le despotisme insulaire durant la tempête politique excitée par ses artifices. L'Angleterre fit bien plus qu'elle n'avait tenté en 1780 contre la ligue du nord. Bientôt ses flottes portèrent le fer et le feu dans le port de Copenhague (2), menacèrent Calscrona, et demandèrent par-tout, à force ouverte, la renonciation aux droits maritimes, non moins importans pour les peuples, que l'indépendance de leur territoire. Il serait superflu d'examiner aujourd'hui quel eût alors été le résultat d'une alliance sincère, dégagée de toute spéculation personnelle, entre deux grandes puissances placées aux deux extrémités de l'Europe. Sans doute l'exemple de la Russie eût éclairé d'autres sou (1) Déclaration (15 août 1800) de l'empereur de Russie aux cours du nord, pour les inviter à une association maritime. (Recueil de Martens, supplément, tom. II, pag. 368.-29 août 1800, publication du séquestre des propriétés anglaises en Russie. (Ibid. pag. 371.) 18 novembre 1800, embargo sur les vaisseaux anglais. (Ibid. p. 373.) (2) Attaque de Copenhague, par Nelson, le 2 avril 1801. Y |