nous a soumis à toutes les misères de cette vie. Il me semble donc que les maux physiques qui nous viennent par héritage n'ont rien de commun avec le gouvernement temporel de la Providence. LE COMTE. Prenez garde, je vous prie, que je n'ai point insisté du tout sur cette triste hérédité, et que je ne vous l'ai point donnée comme une preuve directe de la justice que la Providence exerce dans ce monde. J'en ai parlé en passant comme d'une observation qui se trouvait sur ma route; mais je vous remercie de tout mon coeur, mon cher chevalier, de l'avoir remise sur le tapis, car elle est très-digne de nous occuper. Si je n'ai fait aucune distinction entre les maladies, c'est qu'elles sont toutes des châtiments. Le péché originel, qui explique tout, et sans lequel on n'explique rien, se répète malheureusement à chaque instant de la durée, quoique d'une manière secondaire. Je ne crois pas qu'en votre qualité de chrétien, cette idée, lorsqu'elle vous sera développée exactement, ait rien de choquant pour votre intelligence. Le péché originel est un mystère sans doute; cependant si l'homme vient à l'examiner de près, il se trouve que ce mystère a, comme les autres, des côtés plausibles, même pour notre intelligence bornée. Laissons de côté la question théologique de l'imputation, qui demeure intacte, et tenons-nous-en à cette observation vulgaire, qui s'accorde si bien avec nos idées les plus naturelles, que tout être qui a la faculté de se propayer ne saurait produire qu'un étre semblable à lui. La règle ne souffre pas d'exception; elle est écrite sur toutes les parties de l'univers. Si donc un être est dégradé, sa postérité ne sera plus semblable à l'état primitif de cet être, mais bien à l'état où il a été ravalé par une cause quelconque. Cela se conçoit très-clairement, et la règle a lieu dans l'ordre physique comme dans l'ordre moral. Mais il faut bien observer qu'il y a entre l'homme infirme et l'homme malade la même différence qui a lieu entre l'homme vicieux et l'homme coupable. La maladie aiguë n'est pas transmissible; mais celle qui vicie les humeurs devient maladie originelle, et peut gâter toute une race. Il en est de même des maladies morales. Quelques-unes appartiennent à l'état ordinaire de l'imperfection humaine ; mais il y a telle prévarication ou telles suites de prévarication qui peuvent dégrader absolument l'homme. C'est un péché originel du second ordre, mais qui nous représente, quoique imparfaitement, le premier. De là viennent les sauvages qui ont fait dire tant d'extravagances et qui ont surtout servi de texte éternel à J.-J. Rousseau, l'un des plus dangereux sophistes de son siècle, et cependant le plus dépourvu de véritable science, de sagacité et surtout de profondeur, avec une profondeur apparente qui est toute dans les mots. Il a constamment pris le sauvage pour l'homme primitif, tandis qu'il n'est et ne peut être que le descendant d'un homme détaché du grand arbre de la civilisation par une prévarication quelconque, mais d'un genre qui ne peut plus être répété, autant qu'il m'est permis d'en juger; car je doute qu'il se forme de nouveaux sauvages. Par une suite de la même erreur on a pris les lan gues de ces sauvages pour des langues commencées, tandis qu'elles sont et ne peuvent être que des débris de langues antiques, ruinées, s'il est permis de s'exprimer ainsi, et dégradées comme les hommes qui les parlent. En effet, toute dégradation individuelle ou nationale est sur-le-champ annoncée par une dégradation rigoureusement proportionnelle dans le langage. Comment l'homme pourrait-il perdre une idée ou seulement la rectitude d'une idée sans perdre la parole ou la justesse de la parole qui l'exprime ; et comment au contraire pourrait-il penser ou plus ou mieux sans le manifester sur-le-champ par son langage? Il y a donc une maladie originelle comme il y a un péché originel; c'est-à-dire qu'en vertu de cette dégradation primitive, nous sommes sujets à toutes sortes de souffrances physiques en général; comme en vertu de cette même dégradation nous sommes sujets à toutes sortes de vices en général. Cette maladie originelle n'a donc point d'autre nom. Elle n'est que la capacité de souffrir tous les maux, comme le péché originel (abstraction faite de l'imputation) n'est que la capacité de commettre tous les crimes, ce qui achève le parallèle. Mais il y a de plus des maladies, comme il y a des prévarications originelles du second ordre ; c'est-àdire que certaines prévarications commises par certains hommes ont pu les dégrader de nouveau plus ou moins, et perpétuer ainsi plus ou moins dans leur descendance les vices comme les maladies; il peut se faire que ces grandes prévarications ne soient plus possibles; mais il n'en est pas moins vrai que le principe général subsiste et que la religion chrétienne s'est montrée en possession de grands secrets, lorsqu'elle a tourné sa sollicitude principale et toute la force de sa puissance législatrice et institutrice, sur la reproduction légitime de l'homme, pour empêcher toute transmission funeste des pères aux fils. Si j'ai parlé sans distinction des maladies que nous devons immédiatement à nos crimes personnels et de celles que nous tenons des vices de nos pères, le tort est léger; puisque, comme je vous disais tout à l'heure, elles ne sont toutes dans le vrai que les châtiments d'un crime. Il n'y a que cette hérédité qui choque d'abord la raison humaine; mais en attendant que nous puissions en parler plus longuement, contentons-nous de la règle générale que j'ai d'abord rappelée, que tout être qui se reproduit ne saurait produire que son semblable. C'est ici, monsieur le sénateur, que j'invoque votre conscience intellectuelle: si un homme s'est livré à de tels crimes ou à une telle suite de crimes, qu'ils soient capables d'altérer en lui le principe moral, vous comprenez que cette dégradation est transmissible comme vous comprenez la transmission du vice scrophuleux ou syphilitique. Au reste, je n'ai nul besoin de ces maux héréditaires. Regardez, si vous voulez, tout ce que j'ai dit sur ce sujet comme une parenthèse de conversation; tout le reste demeure inébranlable. En réunissant toutes les considérations que j'ai mises sous vos yeux, il ne vous restera, j'espère, aucun doute que l'innocent, lorsqu'il souffre, ne souffre jamais qu'en sa qualité d'homme; et que l'immense majorité des maux tombe sur le crime; ce qui me suffirait déjà. Maintenant.... LE CHEVALIER. Il serait fort inutile, du moins pour moi, que vous allassiez plus avant; car depuis que vous avez parlé des sauvages, je ne vous écoute plus. Vous avez dit en passant sur cette espèce d'hommes un mot qui m'occupe tout entier. Seriez-vous en état de me prouver que les langues des sauvages sont des restes, et non des rudiments de langues? LE COMTE. Si je voulais entreprendre sérieusement cette preuve, monsieur le chevalier, j'essaierais d'abord de vous prouver que ce serait à vous de prouver le contraire; mais je crains de me jeter dans cette dissertation qui nous mènerait trop loin. Si cependant l'importance du sujet vous paraît mériter au moins que je vous expose ma foi, je la livrerai volontiers et sans détails à vos réflexions futures. Voici donc ce que je crois sur les points principaux dont une simple conséquence a fixé votre attention. L'essence de toute intelligence est de connaître et d'aimer. Les limites de la science sont celles de sa nature. L'être immortel n'apprend rien: il sait par essence tout ce qu'il doit savoir. D'un autre côté, nul être intelligent ne peut aimer le mal naturellement ou en vertu de son essence; il faudrait pour cela que Dieu l'eût créé mauvais, ce qui est impossible. Si donc l'homme est sujet à l'ignorance et au mal, ce ne peut être qu'en vertu d'une dégradation acciden |