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juge lui-même dans cette période de sa vie publique. « Cette lettre (dit M. Payen) est toute d'affaires. Montaigne est maire; Bordeaux, naguère agité, semble préluder à de nouveaux troubles; le lieutenant pour le roi est absent. On est au mercredi 22 mai 1585; il est nuit, Montaigne veille, et il écrit au gouverneur de la province. » La lettre, qui est d'un intérêt trop particulier et trop local pour être insérée ici, peut se résumer en ces mots: Montaigne regrette l'absence du maréchal de Matignon et craint qu'elle ne se prolonge; il le tient et le tiendra au courant de tout, et il le supplie de revenir aussitôt que les affaires le lui permettront : « Nous sommes après nos portes et gardes, et y regardons un peu plus attentivement en votre absence... S'il survient aucune nouvelle occasion et importante, je vous dépêcherai soudain homme exprès, et devez estimer que rien ne bouge si vous n'avez de mes nouvelles. » Il prie M. de Matignon de songer pourtant qu'il pourrait bien aussi n'avoir pas le temps de l'avertir, « vous suppliant de considérer que telle sorte de mouvements ont accoutumé d'être si impourvus que, s'ils devoient avenir, on me tiendra à la gorge sans me dire gare. » Au reste, il fera tout pour pressentir à l'avance les événements : « Je ferai ce que je pourrai pour sentir nouvelles de toutes parts, et, pour cet effet, visiterai et verrai le goût de toute sorte d'hommes. » Enfin, après : avoir tenu le maréchal au courant de tout et des moindres ^ bruits de ville, il le presse de revenir, l'assurant << que nous n'épargnerons cependant ni notre soin ni, s'il est besoin, notre vie pour conserver toutes choses en l'obéissance du roi. » Montaigne n'était pas prodigue de protestations et de phrases, et ce qui, chez d'autres, serait formule, est ici engagement réel et vérité.

Cependant les choses se gâtent de plus en plus; la guerre civile s'engage; des partis amis ou ennemis (il n'y a pas grande différence) infestent le pays. Montaigne, qui retourne en son manoir rural le plus souvent qu'il peut, et quand les affaires de sa charge, qui tire à sa fin, ne l'obligent point à être à Bordeaux, se trouve exposé à toute sorte d'injures et d'avanies: << J'encourus, dit-il, les inconvénients que la modération apporte en telles maladies; je fus pelaudé (écorché) à toutes mains. Aux Gibelins, j'étois Guelfe; aux Guelfes, Gibelin. >>> Au milieu de ses griefs personnels, il sait assez détacher et

élever sa pensée pour réfléchir avant tout sur les malheurs publics et sur la dégradation des caractères. Considérant de près le désordre des partis et ce qui s'y développe si vite d'abject et de misérable, il rougit de voir des chefs qui ont quelque renom s'abaisser et s'avilir par de lâches complaisances: car, en ces circonstances, nous le savons comme lui, « c'est au commandant de suivre, courtiser et plier, à lui seul d'obéir; tout le reste est libre et dissolu. » - « Il me plaît, dit ironiquement Montaigne, de voir combien il y a de lâcheté et de pusillanimité en l'ambition; par combien d'abjection et de servitude il lui faut arriver à son but. » Méprisant l'ambition comme il le fait, il n'est pas fâché de la voir se démasquer ainsi dans ses pratiques et se dégrader à ses yeux. Pourtant, sa bonté de cœur l'emportant encore sur sa fierté et sur son mépris: << Mais ceci me déplaît, ajoute-t-il douloureusement, de voir des natures débonnaires et capables de justice se corrompre tous les jours au maniement et commandement de cette confusion... Nous avions assez d'âmes mal nées, sans gåter les bonnes et généreuses. >> Pour lui, dans ce malheur, il cherche plutôt une occasion et un motif de se fortifier et de se retremper. Atteint en détail de mille offenses et de mille maux qui viennent à la file, et qu'il eût plus gaillardement soufferts à la foule, c'est-à-dire tout à la fois; chassé par la guerre, par la contagion, par tous les fléaux (juillet 4585), il se demande déjà, du train dont vont les choses, à qui il aura recours, lui et les siens, à qui il ira demander asile et subsistance dans sa vieillesse, et, après avoir bien cherché et regardé tout alentour, il se trouve en définitive tout nu et en pourpoint. Car, « pour se laisser tomber à plomb et de si haut, il faut que ce soit entre les bras d'une affection solide, vigoureuse et fortunée: elles sont rares, s'il y en a. » A cette manière dont il parle, on voit assez que La Boëtie dès longtemps n'était plus. Montaigne alors sent que c'est en lui seul, après tout, qu'il peut se fonder dans la détresse et s'affermir, et que c'est le moment ou jamais de mettre en pratique ces hautes leçons qu'il a passé sa vie à recueillir çà et là dans les livres des philosophes; il se ranime, il arrive à toute sa vertu : « En un temps ordinaire et tranquille on sé prépare à des accidents modérés et communs; mais, en cette confusion où nous sommes depuis trente ans, tout homme françois, soit en particulier, soit en général, se voit à chaque heure sur le point de l'entier renverseme de sa fortune. » Et, loin de s'abattre et de maudire le sort de l'avoir fait naître en un âge si orageux, il s'en félicite tout coup: « Sachons gré au sort de nous avoir fait vivre en u siècle non mol, languissant ni oisif. » Puisque la curiosité des sages va chercher dans le passé les confusions des États pour y étudier les secrets de l'histoire et, comme nous dirions, la physiologie du corps social à nu : « Ainsi fait ma curiosité, nous déclare-t-il, que je m'agrée aucunement de voir de mes yeux ce notable spectacle de notre mort publique, ses symptômes et sa forme; et, puisque je ne la puis retarder, je suis content d'être destiné à y assister et m'en instruire. » Jc me permettrai pas de proposer à beaucoup de personnes u consolation de ce genre; la plupart des hommes n'ont pas de ces curiosités héroïques et acharnées, telles qu'en eurent Entpédocle et Pline l'Ancien, ces deux curieux intrépides qui allaient droit aux volcans et aux bouleversements de la nature pour les examiner de plus près, au risque de s'y abîmer et d'y périr. Avec Montaigne pourtant, de la nature dont nous le savons, cette pensée d'observation stoïque ne laissait pas d'introduire quelque consolation jusque dans les maux reels. Considérant l'espèce d'état de fausse paix et de trêve précaire, le régime de sourde et profonde corruption qui avait précédé les derniers troubles, il se félicitait presque aussi de le voir cesser; car « c'étoit, dit-il de ce régime de Henri III, une jointure universelle de membres gâtés en particulier, à l'envi les uns des autres, et, la plupart, d'ulcères envieillis, qui ne recevoient plus ni ne demandoient guérison. Ce croulement donc m'anima certes plus qu'il ne m'atterra... » Notez que sa santé, d'ordinaire plus faible, s'est trouvée ici remontée au niveau de son moral, et elle a eu de quoi suffire à ces diverses secousses, qui semblaient devoir l'abattre. Il eut la satisfaction de sentir qu'il avait quelque tenue contre la fortune, et qu'il fallait un plus grand choc que cela pour lui faire perdre les arçons.

Une autre considération plus humble et plus humaine le soutient dans ces maux, c'est cette consolation qui naît du malheur commun, du malheur partagé par tous, et de la vue du courage d'autrui. Le peuple surtout, le vrai peuple, celui qui est victime et non pillard, les paysans de ses environs le

touchent par la manière dont ils supportent les mêmes maux que lui et pis encore. Cette contagion ou peste qui sévissait alors dans le pays, frappait surtout parmi ces pauvres gens; Montaigne apprend d'eux la résignation et la pratique de la philosophie. <<< Regardons à terre: les pauvres gens que nous y voyons épandus, la tête penchante après leur besogne, qui ne savent ni Aristote, ni Caton, ni exemple, ni précepte, de ceux-là tire nature tous les jours des effets de constance et de patience plus purs et plus roides que ne sont ceux que nous étudions si curieusement en l'école. » Et il continue de les montrer travaillant jusqu'à l'extrémité, mème dans leur douleur, même dans leurs maladies, jusqu'au moment où la force leur manque : « Celui-là qui fouit mon jardin, il a ce matin enterré son père ou son fils... ils ne s'alitent que pour mourir. » Tout ce chapitre est beau, touchant, approprié, se sentant à la fois d'une noble élévation stoïque, et de cette nature débonnaire et populaire de laquelle Montaigne se disait à bon droit issu et formé. Il ne saurait y avoir au-dessus d'un tel chapitre, à titre de consolation dans les calamités publiques, qu'un chapitre de quelque autre livre non plus humain, mais véritablement divin, d'un livre qui ferait sentir la main de Dieu partout, et non point par manière d'acquit comme le fait Montaigne, mais la main réellement présente et vivante. En un mot, la consolation que se donne Montaigne, à lui et aux autres, est aussi haute et aussi belle que peut l'être une consolation humaine sans la prière.

Il écrivait ce chapitre (x1o du livre III) au milieu même des maux publics qu'il dépeignait, et avant qu'ils eussent pris fin: il le terminait encore à sa manière poétique et légère, en le montrant comme un assemblage d'exemples, un amas de fleurs étrangères, auxquelles il n'avait fourni du sien que le filet pour les lier.

Voilà Montaigne en tout, et, quoi qu'il dise de sérieux, il le couronne par une grâce. Pour juger de sa manière, il suffit de l'ouvrir à toute page indifféremment et de l'écouter discourant sur n'importe quel sujet; il n'en est aucun qu'il n'égaie et qu'il ne féconde. Dans le chapitre Des Menteurs, par exemple, après s'être étendu en commençant sur son défaut de mémoire, et avoir déduit les raisons diverses qu'il a de s'en consoler, il ajoutera tout à coup cette raison jeune et charmante : « D'autre part (grâce à cette faculté d'oubli), les lieux et les livres que je revois me rient toujours d'une fraîche nouvelleté. » C'est ainsi que, sur tous les propos qu'il touche, il recommence sans cesse, et fait jaillir des sources de fraîcheur.

Montesquieu a dit dans une exclamation mémorable : « Les quatre grands poëtes, Platon, Malebranche, Shaftesbury, Montaigne! » Combien cela est vrai de Montaigne! Nul écrivain en français, y compris les poëtes proprement dits, n'a eu de la poésie une aussi haute idée que lui. « Dès ma première enfance, disait-il, la poésie a eu cela de me transpercer et transporter. » Il estime avec un sentiment pénétrant que « nous avons bien plus de poëtes que de juges et interprètes de poésie, et qu'il est plus aisé de la faire que de la connoître. » En elle-même et dans sa pure beauté, elle échappe à la définition; et celui qui la veut discerner du regard et considérer en ce qu'elle est véritablement, il ne la voit pas plus que la splendeur d'un éclair. Dans l'habitude et la continuité de son style, Montaigne est l'écrivain le plus riche en comparaisons vives, hardies, le plus naturellement fertile en métaphores, lesquelles, chez lui, ne se séparent jamais de la pensée, mais la prennent par le milieu, par le dedans, la joignent et l'étreignent. A cet égard, en obéissant si pleinement à son génie, il a dépassé et quelquefois excédé celui de la langue. Ce style bref, mâle, qui frappe à tout coup, qui enfonce et qui redouble le sens par le trait, ce style duquel on peut dire qu'il est une épigramme continuelle, ou une métaphore toujours renaissante, n'a été employé chez nous avec succès qu'une seule fois, et c'est sous la plume de Montaigne. Si on voulait l'imiter, même en supposant qu'on le pût et qu'on y fût disposé par nature, si l'on voulait écrire avec cette rigueur, et cette exacte correspondance, et cette continuité diverse de figures et de traits, il faudrait à tout moment forcer notre langue à être plus forte et plus complète poétiquement qu'elle ne l'est d'ordinaire et dans l'usage. Ce style à la Montaigne, si conséquent et si varié dans la suite et l'assortiment des images, exige qu'on crée à la fois une partie du tissu même, pour les porter. Il faut de toute nécessité qu'on étende et qu'on allonge par endroits la trame pour y coudre la métaphore; mais voilà que, pour le définir, je suis presque amené à parler comme lui. Notre bon langage, en effet, notre prose, qui se sent toujours plus

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