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demment, justement, moralement, à celui qui a creusé le lit pour répandre la source à ses semblables, à celui qui a proféré l'idée, qui a écrit le livre, qui a découvert la vérité cachée!

Voilà la vérité, et voilà la justice. (Très-bien!)

Je passe aux objections principales. Oui, dit-on, que la société jouisse; mais elle a collaboré aussi, elle doit pouvoir revendiquer sa part. Eh! Messieurs, qui songe à la lui contester? Nous ne voulons pas dépouiller tous pour investir un seul; mais nous ne voulons pas qu'un seul soit dépouillé sans profit pour tous. La société est créatrice autant que l'écrivain, que le philosophe, dites-vous!

Ceux qui affirment si légèrement ainsi que c'est la société de leur temps qui les a faites et accueillies, ils ont oublié que toute grande idée est au contraire un combat avec la société, une révolution, un martyre souvent! Où sont donc ces grands livres, ces ouvrages de génie qui ont été salués dès leur apparition par le génie de la société qui les avait conçus, et qui les reconnaissait? où sont-ils? Demandez-le à tous les grands hommes qui ont eu la gloire et le malheur de devancer leur temps, et on n'est grand qu'à ce prix. Demandez-le à Socrate buvant la ciguë! demandez aux précurseurs de toutes les vérités, mourant sur les bûchers ou sur les croix! Demandez à Colomb, repoussé comme insensé pour avoir découvert un monde dans sa pensée avant de l'avoir vu de ses yeux! Demandez à Galilée dans son cachot, puni pour avoir résolu le problème du monde, et contraint par la torture à apostasier l'évidence! demandez-leur si c'est leur temps, si c'est la société de leur époque qui a fait leurs découvertes! Ils vous répondent par leurs persécutions et par leurs membres déchirés dans les tortures. Prétendre que la société est copropriétaire des vérités qu'elle tue ou des œuvres du génie qu'elle persécute, c'est, permettez-moi de vous le dire, ajouter la dérision à l'ingratitude. De telles maximes ne sont plus de ce temps. Non, cela n'est pas vrai. Le caractère du génie est précisément de marcher si loin en avant de son siècle, qu'il n'en est pas reconnu, ou bien de lui apporter des vérités si hostiles à ses préjugés, qu'elle les persécute et les tue, pour que ces vérités ne troublent pas son repos.

Savez-vous ce qui est vrai dans les assertions de M. Renouard? C'est qu'en effet la société accueille ce qui lui ressemble ou ce qui la flatte, et repousse ce qui la trouble, même en l'éclairant. Eh bien! en refusant un avenir aux grands livres, et en bornant le temps de la propriété, vous favorisez les livres et les auteurs médiocres, et le génie, et ce courage plus grand que le génie des hommes qui apportent des vérités qu'on reconnaît longtemps après eux, ceux-là, vous les mettez hors la loi! Ils seront reconnus, rémunérés, quand ils ne seront plus, et quand leur propriété, dont vivra le monde, sera périmée pour leur veuve et leurs enfants.

Un des orateurs a fait ressortir (je crois que c'est M. Renouard) l'inégalité entre les brevets d'invention et la propriété des auteurs.

M. RENOUARD. Ce n'est pas moi.

M. DE LAMARTINE. Alors, c'est M. Berville. Il y a, disait-il, une iniquité flagrante à investir de trente ans les auteurs, et à ne donner que quatorze ans aux brevets d'invention. Un mot làdessus.

Messieurs, nous ne voulons pas établir ici, Dieu nous en préserve! pas plus à la tribune que dans notre pensée, une sorte d'antagonisme entre les découvertes matérielles et les découvertes intellectuelles; nous nous sommes soigneusement abstenus, dans la commission, d'élever ces discussions vaines et théoriques que nous n'admettrons pas à la tribune.

Nous avons dit ce que je répète ici, c'est que nous n'avions. pas de balance pour peser dans des plateaux différents le mérite d'une découverte comme celle de Watt ou celle de Newton, et le mérite d'une grande œuvre de l'intelligence humaine comme celle de Racine ou celle d'Homère; nous avons dit que Dieu avait deux leviers également puissants pour remuer le monde le levier des découvertes matérielles, des développements industriels de tout genre favorisés par les machines, qui doublent, qui centuplent la force humaine, et le levier des grandes idées nouvelles qui, en ouvrant à l'humanité des horizons non encore découverts, sollicitent l'esprit humain à marcher de plus en plus dans la voie de son perfectionnement indéfini.

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Nous avons dit que Dieu seul pouvait juger dans sa sagesse de quel côté était le plus grand mérite de l'œuvre, était le plus grand bénéfice apporté à la société; que, quant à nous, nous nous bornons, dans notre ignorance, à bénir ces dons divins sous toutes leurs formes, soit que, sous la forme d'une invention, d'une machine, ils multiplient les produits humains et amènent ainsi un changement total dans la civilisation matérielle, changement inévitablement et promptement suivi par un autre changement dans l'ordre moral; soit que, se révélant par la découverte des idées, elle apporte au monde une pensée de Platon ou une maxime de l'Évangile. (Très-bien !) A Dieu seul de savoir lequel est le plus efficace sur l'action humaine; quant à nous, nous nous bornons à les reconnaître et à les bénir.

Mais, Messieurs, permettez-moi de répondre à l'honorable M. Berville ce que nous nous sommes répondu nous-mêmes en analysant la nature différente des conditions de la propriété littéraire et des conditions du brevet d'invention.

Pourquoi la société a-t-elle fait une différence, différence que nous déplorons, différence que nous voudrions voir disparaître dans la loi de propriété industrielle que M. le Ministre du commerce1 médite?

Le voici en effet, pourquoi un industriel obtient-il un brevet d'invention? C'est pour une machine, pour un procédé mécanique quelconque. Cette machine n'est pas une faculté seulement, c'est une chose, c'est un instrument matériel à l'aide duquel on fait tel ou tel acte de l'industrie. Eh bien! que fait l'État en accordant un brevet à l'auteur? Il dit : Voici une machine que vous pouvez vendre matériellement; vous pouvez en faire cent, en faire mille et les vendre, et vous rémunérer ainsi du mérite et du travail de votre œuvre. Votre rétribution les double. 'Elle consiste d'abord dans le débit de votre machine elle-même, que vous faites vous-même, que vous vendez matériellement autant de fois qu'on vous la demande. Elle consiste ensuite dans la faculté exclusive de vendre le droit d'en faire d'autres, que la loi vous confère pendant quatorze ans. Vous

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voyez combien est différente la condition de l'inventeur de machines ou de l'auteur d'un livre. L'un vend une chose, l'autre une faculté; l'un vend une fois, l'autre vend toujours. Était-il juste de les traiter de même? Le brevet vous empêche de faire la même machine, mais on ne vous empêche pas de penser ma pensée.

Et, de plus, quant à l'utilité, non-seulement il n'y en avait aucune, mais il y aurait eu un dommage évident, un monopole odieux à permettre qu'une charrue, un chemin de fer, une boussole, une invention nécessaire au monde, restât indéfiniment à l'usage exclusif de l'inventeur et de ses ayants cause. II était récompensé, récompensé deux fois; fallait-il se priver éternellement pour le récompenser toujours? Évidemment non, il n'y a pas parité; vous l'avez compris.

M. BERRYER. Mais c'est pourtant le livre de son idée!

M. DE LAMARTINE. Ce n'est pas seulement une édition, c'est une chose, une valeur par soi-même qui a un prix indépendant de la faculté d'être reproduit.

Au reste, nous faisons des vœux pour que cette nature de propriété soit fixe et rétribuée avec autant de justice et de libéralité dans la loi que dans la propriété des idées.

Mais vous dites surtout: La faculté exclusive des auteurs, le droit des héritiers auront pour effet ce que déplorait M. Portalis, de tarir les idées, d'appauvrir la richesse intellectuelle, de créer une pénurie d'idées pour le peuple qui cesserait d'être en partage, en communauté de biens avec les idées dont il a le plus besoin!

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Messieurs, il y a là une erreur respectable, une erreur de fait qu'il importe de réfuter. Vous allez le comprendre d'un mot Non, cela n'enchérit pas les livres, ou, du moins, cela ajoute à leur prix une part si imperceptible qu'elle est entièrement noyée dans l'immense débit d'une grande et longue consommation, et que cet enchérissement d'un centime peut-être par exemplaire, dans certains cas, ne peut être mis en comparaison avec les avantages immenses de la constitution du droit d'auteur pour vingt ans de plus. Les préopinants ont pris des exemples; j'en prends un aussi. Voici le Télémaque de Fénelon. Il y avait droit d'auteur sur Télémaque. Depuis l'édit de 1777

jusqu'en 1791, il s'en vendait un nombre inouï d'exemplaires. Depuis 1791, le droit est tombé au domaine public: il s'en est vendu autant. Il s'en fait une édition par semaine en Europe. La concurrence l'a mis à tous les prix, selon les facultés des consommateurs. Voici à côté un livre non moins populaire, Paul et Virginie. La propriété en était aux héritiers de Bernardin de Saint-Pierre jusqu'en 1833. Y a-t-il un livre au monde qui ait eu un débit pareil? On n'en a pas fait moins de reproductions que du Télémaque, et, certes, on n'a pas pu connaître à la différence de prix si l'ouvrage immortel était aux héritiers ou au public.

Savez-vous, sur plus de 10 millions d'exemplaires, ce que cela a fait par exemplaire pour le droit des héritiers pendant ces cinquante ans? 14 centimes par exemplaire, Messieurs! Cela est-il perceptible? Est-ce que le moindre effort de la concurrence, la moindre économie sur l'encre, le papier, que saisje? ne noyeraient pas cette différence au profit des consommateurs? Et c'est avec cela pourtant, et sans pension et sans secours, que vous faites justice aux héritiers d'un grand homme! (Sensation.)

Je citerai un grand exemple, c'est celui de Bernardin de Saint-Pierre, l'homme qui, après Fénelon, a connu pour un de ses ouvrages la plus grande multiplication de la pensée dont on puisse citer l'exemple. Je parle de Paul et Virginie.

Paul et Virginie, Messieurs, a appartenu à Bernardin de Saint-Pierre qui, comme vous le savez, a vécu très-longtemps, et il a appartenu à sa veuve et à ses enfants jusqu'à l'année 1833.

Eh bien! il est inutile de vous dire qu'il n'y a pas de livre au monde dont les éditions aient été plus souvent et plus fructueusement faites par les éditeurs et par la famille; qu'il n'y a pas de livre au monde, excepté le Télémaque, dont le prix des exemplaires soit descendu plus bas et se soit plus facilement nivelé à toutes les portées de la consommation populaire.

Ces deux exemples ne suffisent-ils pas pour vous démontrer que cette possession par la famille, que l'on vous présente comme un obstacle, est plutôt un moyen? Je le prouverai tout à l'heure.

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