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SUR L'ABOLITION DE L'ESCLAVAGE

10 mars 1842.

Le banquet donné à Paris, le 10 mars, pour l'abolition de l'esclavage, permit à M. de Lamartine de poser de nouveau cette question d'humanité, qui ne retentissait plus dans la presse ni, à la tribune, momentanément effacée par les récriminations patriotiques contre la politique anglaise. S'élevant au-dessus de la popularité que donnait alors un antagonisme déclaré contre l'Angleterre, M. de Lamartine traita incidemment du droit de visite, qui, par l'entente combinée des marines des grandes puissances, facilitait une répression plus énergique de la traite.

MESSIEURS,

En écoutant les pieuses et ardentes paroles de M. Scroble, ces paroles pénétrées de la chaleur d'un zèle tellement divin, qu'elles se faisaient jour jusqu'à vos cœurs à travers la diversité des langues; en applaudissant comme vous à ces appels au sentiment de la liberté pour tous, caractère national de la France depuis qu'elle a conquis, il y a un demi-siècle, la liberté pour elle-même; et ces invocations à l'extension de l'influence française par tout l'univers, pour que cette influence se sanctifiât par l'abolition universelle du honteux commerce des esclaves : j'éprouvais à la fois un double sentiment, un sentiment de joie, un sentiment de tristesse; oui, je me réjouissais en moi-même

de voir ici réunis et fraternisant des hommes, de langues, de patries, d'origines, d'opinions diverses, qui, poussés par le seul désir du bien, ont quitté leur maison et leur pays, ont traversé la mer pour venir combiner leurs efforts en faveur d'une cause qui ne touche ni eux, ni leur famille, ni leurs enfants, ni même leurs concitoyens; et se consacrer à la régénération d'une race d'hommes qu'ils ne connaissent pas, qu'ils n'ont jamais vus, qu'ils ne verront jamais, dont les bénédictions les suivront sans doute un jour dans le ciel, mais dont la reconnaissance ne les atteindra jamais ici-bas! C'est là du désintéressement dans ce siècle qu'on accuse d'égoïsme, mais c'est un désintéressement commandé par l'amour des hommes et payé par Dieu.

Et, en même temps, Messieurs, je ne pouvais que m'attrister en pensant que ces sublimes manifestations de la charité pour le genre humain qui nous réchauffaient ici de toute leur foi, et d'une foi si vraie, si éloquente dans la bouche de M. Scroble et de ses associés, ne retentissaient pas hors de cette enceinte; mais, qu'au contraire, vous ne seriez pas encore sortis de cette réunion, ces paroles que vous entendez ne seraient pas encore refroidies dans vos cœurs, que déjà les interpellations malveillantes, les insinuations odieuses, les clameurs intéressées s'empareraient de l'acte, des hommes, des discours, et jetteraient sur tout cela les fausses couleurs, les travestissements et le ridicule, ce premier supplice de toute vérité; il faut s'y attendre et il faut les braver. La vérité sociale, religieuse, politique, serait trop facile à suivre et trop belle à embrasser, s'il n'y avait pas entre elle et nous la main intéressée de la routine et les pointes acérées de la calomnie!

Que dira-t-on de nous, Messieurs? Deux choses: Qu'en poussant les esprits à la solution de la question de l'esclavage, dans nos colonies, nous sommes des révolutionnaires, et qu'en voulant les efforts combinés de tous les peuples civilisés pour l'abolition de la traite, nous ne sommes plus assez patriotes; répondons.

Nous sommes des révolutionnaires; vous voyez comment! Vous venez d'entendre ces paroles prudentes, mesurées, irréprochables, de l'orateur auquel je réponds, vous avez entendu

ce matin celles de M. le duc de Broglie, de M. Passy, de M. Barrot, ces paroles qui tomberaient d'ici entre le maître et l'esclave sans faire rejaillir de leur cœur autre chose que la justice, la miséricorde et la résignation; nos réunions n'en ont jamais eu d'autres. Moi-même je l'ai dit nous ne sommes pas, nous ne voulons pas être des tribuns d'humanité, des agitateurs de philanthropie, et lancer d'ici, où nous sommes en sûreté, où nous vivons à l'abri des lois et de la force publique, lancer dans nos colonies je ne sais quels principes absolus chargés de désordres, de ruines et de catastrophes, pour y faire explosion à tout risque, et emporter à la fois les colons, les maîtres et les esclaves! non, ce serait là un crime et une lâcheté; car, pendant que nous recueillerions des applaudissements sans péril dans des banquets comme celui-ci, ou sur le marbre retentissant de quelques tribunes, nous exposerions nos frères, nos concitoyens des colonies, premier objet de nos devoirs et de notre affection! (Applaudissements unanimes.)

Que voulons-nous donc? Ce qu'on vient de vous dire, et par des bouches qui ajoutent autorité aux paroles: non pas faire, mais prévenir une révolution; restaurer un principe et conserver notre société coloniale. Nous voulons introduire graduellement, lentement, prudemment, le noir dans la jouissance des bienfaits de l'humanité auxquels nous le convions, sous la tutelle de la mère-patrie, comme un enfant pour la compléter et non pas comme un sauvage pour la ravager! Nous le voulons aux conditions indispensables d'indemnité aux colons, d'initiation graduée pour les esclaves; nous voulons que l'avénement des noirs à la liberté soit un passage progressif et sûr d'un ordre à un autre ordre, et non pas un abîme où tout s'engloutisse, colons et noirs, propriétés, travail et colonies! Voilà, Messieurs, quels révolutionnaires nous sommes! Nous disons aux colons Ne craignez rien, notre justice et notre force sont là pour vous garantir vos biens et votre sécurité. Nous disons aux esclaves N'essayez pas de rien conquérir par d'autres voies que par le sentiment public; vous n'aurez de liberté que celle que nous vous aurons préparée, que celle qui s'associera avec le bon ordre et avec le travail! Si vous appelez cela révolution, oui nous sommes révolutionnaires; révolutionnaires comme

l'ordre! révolutionnaires comme la loi! révolutionnaires comme la religion! révolutionnaires comme Fénelon, comme Franklin, comme Fox, comme Canning, comme O'Connell, comme les ministres les plus conservateurs de la Grande-Bretagne! comme tous ces grands hommes de tribune et tous ces grands hommes d'État qui, trouvant une vérité sociale arrivée à l'état d'évidence et de sentiment dans un peuple, la prennent hardiment dans la main des philosophes pour la mettre sans péril dans la main du législateur, dans le domaine des faits. Dieu nous donne beaucoup de révolutionnaires de cette espèce, les révolutions subversives attendront longtemps! (Nouveaux applaudissements.)

Nous suscitons, nous fomentons, dites-vous, des espérances parmi les noirs? Voyez quel crime! Vous ne savez donc pas que le seul supplice que Dieu n'ait pas permis à l'homme d'imposer pour toujours à son semblable, c'est le désespoir! Vous ne savez donc pas que rien ne rend patient comme une espérance, et qu'il n'y a pas de baïonnettes, pas d'escadres, pas de prisons, pas de menottes qui puissent valoir, pour maintenir les noirs dans le devoir et dans le calme, la certitude que la mère-patrie, que le gouvernement s'occupe sérieusement de leur sort, et le rayon d'espérance qui va d'ici même briller sur leurs dernières heures de servitude, et leur montrer de loin la famille et la liberté. (On applaudit.)

Voilà quant au premier reproche.

Et maintenant est-il vrai que nous soyons moins patriotes, parce que nous voulons donner une patrie à toute une race d'hommes proscrits et sans place au soleil? Est-il vrai que nous soyons moins patriotes que ceux qui, en se félicitant d'avoir tous les biens de la vie civile, ne veulent pas que d'autres les possèdent? Est-ce que l'héritage des enfants de Dieu sur la terre ressemble à cet héritage borné du père de famille, où les fils ont une part d'autant moins large qu'ils en donnent une part plus grande à leurs frères? Non, vous le savez bien; le domaine du père commun des hommes est sans bornes; il s'étend avec la civilisation et avec le travail à mesure que des races nouvelles se présentent pour le cultiver; c'est l'infini en espace, en droits, en facultés, en développements; c'est le

champ de Dieu. Celui qui le borne et qui dit aux autres : « Vous n'y entrerez pas, » celui-là n'empiète pas seulement sur l'homme, il empiète sur Dieu lui-même; il n'est pas seulement dur et cruel, il est blasphémateur et insensé! (Vive adhésion.)

Ne serait-il pas temps de s'entendre enfin sur ce qu'on appelle patriotisme, afin de ne pas nous renvoyer éternellement comme des injures des termes mal définis qui dénaturent nos pensées aux uns et aux autres, et qui sèment l'erreur et l'irritation entre les hommes et entre les peuples?

Le patriotisme est le premier sentiment, le premier devoir de l'homme que la nature attache à son pays avant tout, pardessus tout, par tous les liens de la famille et de la nationalité, qui n'est que la famille élargie. Celui qui ne serait pas patriote ne serait pas un homme complet, ce serait un nomade. Pourquoi est-il si beau de mourir pour son pays? C'est que c'est mourir pour quelque chose de plus que soi-même, pour quelque chose de divin, pour la durée et la perpétuité de cette famille immortelle qui nous a engendrés, et de qui nous avons tout reçu! (Bravos.)

Mais il y a deux patriotismes : il y en a un qui se compose de toutes les haines, de tous les préjugés, de toutes les grossières antipathies que les peuples abrutis par des gouvernements intéressés à les désunir nourrissent les uns contre les autres. Je déteste bien, je méprise bien, je hais bien les nations voisines et rivales de la mienne; donc je suis bien patriote! Voilà l'axiome brutal de certains hommes d'aujourd'hui. Vous voyez que ce patriotisme coûte peu: il suffit d'ignorer, d'injurier, et de haïr. (Longs applaudissements.)

Il en est un autre qui se compose au contraire de toutes les vérités, de toutes les facultés, de tous les droits que les peuples ont en commun, et qui, en chérissant avant tout sa propre patrie, laisse déborder ses sympathies au delà des races, des langues, des frontières, et qui considère les nationalités diverses comme les unités partielles de cette grande unité générale dont les peuples divers ne sont que les rayons, mais dont la civilisation est le centre! C'est le patriotisme des religions, c'est celui des philosophes, c'est celui des plus grands hommes

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