personnelles, ces timidités du pays qu'on fomente au dedans, ont leur force; mais c'est une force d'un jour, une force précaire avec laquelle on ne fonde pas pour longtemps. Que fondet-on de grand avec de petits moyens? Non, république, constitution, monarchie, alliance, on ne fonde tout cela qu'avec des pensées collectives, avec des pensées désintéressées et nationales! Et c'est ainsi qu'on est réellement conservateurs ! Vous croyez l'être, je le suis plus que vous! Vous voulez bâtir avec des matériaux décomposés, avec des éléments morts, et non avec des idées qui ont la vie et qui auront l'avenir ! Ce que l'on bàtit ainsi résiste plus et subsiste mieux. Ah! ne vous y trompez pas, Messieurs, Dieu a donné aux véritables hommes d'État, aux fondateurs d'idées ou d'institutions ou de trônes, oui, Dieu leur a donné une passion de plus qu'au reste de leurs semblables. C'est la passion de l'idée du temps, de l'œuvre de la nation; c'est le fanatisme du bien public; c'est le besoin, la soif de se dévouer, sans arrière-pensée, sans salaire, sans gloire même, à l'œuvre de sauver, de régénérer un peuple! Et les plus véritablement conservateurs de ces hommes d'État sont ceux qui s'incorporent le mieux, qui s'absorbent, qui se confondent le mieux avec l'idée fondamentale de leur temps. Ces hommes sont dévorés du besoin de se dévouer à la cause commune, ils semblent comme saisis d'un espoir tout-puissant en se penchant par la pensée sur l'avenir de leur œuvre nationale, et les plus beaux dévouements antiques ne sont qu'une faible image de cette fascination sublime qui entraîne ces nobles esprits à se dévouer pour préserver leur cause ou leur nation. Eh bien! Messieurs, ces hommes, il y en a encore beaucoup dans notre pays. Derrière cette France, qui semble s'assoupir un moment, derrière cet esprit public qui semble se perdre, et qui, s'il ne vous résiste pas, du moins vous laisse passer en silence sans vous arrêter, mais sans confiance, derrière cet esprit public qui s'amortit un instant, il y a une autre France et un autre esprit public; il y a une autre génération d'idées qui ne s'endort pas, qui ne vieillit pas avec ceux qui vieillissent, qui ne se repent pas avec ceux qui se repentent, qui ne se trahit pas avec ceux qui se trahissent eux-mêmes, et qui, un jour, sera tout entière avec nous. (Bravos réitérés.) Et pourquoi lui ferait-on toujours peur de cette opposition loyale qui veut nos institutions et leur raffermissement, qui s'est séparée des factions, ici et au dehors, de cette opposition qui a la noble ambition, non pas de créer des difficultés au gouvernement, non pas de fomenter des anarchies, de préparer des collisions européennes, mais au contraire d'affermir le gouvernement, de corroborer, par la force de l'esprit public, les institutions qui pourraient s'énerver entre vos mains, et enfin qui a la noble ambition de devenir gouvernement elle-même; car, ne vous y trompez pas, il y a une ambition plus haute que celle des personnes, c'est celle des idées. L'ambition qu'on a pour soi-même s'avilit et se trompe; l'ambition qu'on a pour assurer la sécurité et la grandeur du pays, elle change de nom, elle s'appelle dévouement, et c'est la nôtre! (Très-bien !) Eh bien, cette opposition, vous la verrez en France, comme vous la voyez dans un pays voisin. Est-ce qu'en Angleterre, dont on citait tout à l'heure les tories, on ne pourrait vous citer une opposition de cette nature, qui ne travaillât pas à rassurer complétement le pays dans ses jours de crise et de désespoir? Est-ce que l'Angleterre se trouble? est-ce que les fonds publics baissent? est-ce que la crainte de la guerre saisit la Grande-Bretagne, quand les whigs sont près d'entrer au pouvoir? Pas le moins du monde. L'Angleterre sait ce que la France apprendra à son tour: c'est que les whigs ne font pas la révolution, c'est qu'ils portent avec eux les mêmes intérêts conservateurs, les mêmes garanties d'ordre, de paix, de ferme administration que les tories; et voilà pourquoi le sol ne tremble pas sous eux! Eh bien! nous voulons être les whigs de la révolution de Juillet! (Exclamations au centre.) Oui, et plus encore ! nous voulons être les whigs de la démotratie moderne, et des progrès de la liberté et de l'esprit humain dans tout l'univers. (A gauche : Très-bien! très-bien !) Je sais que vous déclarez ces hommes impossibles. Oui, ils sont et ils seront impossibles, en effet, tant que le pouvoir serait au prix du désaveu de leurs doctrines et des grands principes auxquels ils ont dévoué leur vie. Savez-vous ce que c'est que de déclarer ces hommes impossibles? C'est dire que les gouvernements libres sont eux-mêmes des impossibilités; c'est déclarer que la révolution de 89 est un crime; que la monarchie démocratique est une utopie; que les réformes politiques sont une chimère, et que toute amélioration profonde de la condition des sociétés est un rêve. S'il y avait des hommes assez hardis pour le dire, qu'ils le fassent! le pays jugerait entre eux et nous. Non, ces hommes impossibles seront inévitablement un jour nécessaires. Ils oseront fonder le gouvernement, non plus sur la base étroite d'une classe quelconque, mais sur la large base d'une nation tout entière. Ils sauront coïntéresser tous les citoyens, toutes les classes du peuple à l'existence d'un gouvernement qui prendra son appui sur tous ces intérêts et sur tous ces droits. Voilà ce que nous devons préparer pour les jours difficiles; ce sont là des forces, et non des dangers. C'est pour cela, Messieurs, que je crois devoir m'éloigner, quoique avec peine, de ces hommes honorables avec lesquels j'ai combattu dans quelques circonstances, et du milieu desquels j'emporte tant de regrets et tant d'estime, pour me placer désormais et pour toujours, jusqu'au triomphe de nos principes communs, du côté de l'opposition. (Acclamations et mouvements divers.) Je dis que je vais me ranger sur le terrain de l'opposition, et j'ai droit de le dire, puisque j'y retrouve tous les principes que j'ai professés avec elle dans toutes les grandes lois organiques et libérales, et dans toutes les grandes affaires extérieures de mon pays, me réservant seulement ce que tout homme d'honneur se réserve naturellement ici dans tous les partis : l'indépendance de ma conscience, la liberté de mon vote et de mes convictions dans toutes ces questions, et surtout dans ces questions d'affaires étrangères qui impliquent la vie ou la mort du pays, et qui ont été l'objet des études spéciales de ma vie publique. Oui, l'opposition peut compter en moi un de ses plus constants et de ses plus fermes auxiliaires. (A gauche: Très-bien! très-bien! Violents murmures au centre.) Ces murmures réitérés me disent ce que je sais; c'est qu'il y a de pénibles heures, de pénibles années peut-être, à traverser entre des amis anciens qu'on afflige et des amis nouveaux qui peuvent douter de vous, de votre désintéressement, de votre constance. (A gauche Non! non! Vive agitation.) Oui, il y a des interprétations, des insinuations, des calomnies à braver. Je les brave toutes d'avance, et ma vie y répondra. Je dédaignerais d'y répondre autrement. Peu m'importent ces difficultés d'une situation politique ! Les situations politiques grandissent sous les difficultés mêmes, quand c'est la conscience qui force à les braver! Que m'importe ce que l'on pensera de moi! que m'importe à quel rang je combattrai, pourvu que je combatte pour la cause que je porte dans mon cœur depuis que je pense, pour la cause populaire, pour la cause non des passions du peuple, mais de ses intérêts et de ses droits légitimes! Dieu et les hommes ne nous demanderont pas avec qui, à quel rang nous avons combattu, mais pour qui nous avons combattu. Eh bien ! je ne pense qu'à la cause, et non aux difficultés ou aux récompenses; et s'il se forme, s'il existe un parti qui, comme je l'ai dit, recueille les vérités politiques du pays, du peuple et du temps, j'en suis! C'est là que la nation doit nous trouver et que l'histoire doit trouver nos noms ! (Applaudissements à gauche.) La vertu difficile, la vertu rare de ce temps, c'est l'abnégation. Eh bien! nous en aurons sous les yeux les exemples. Il y a un grand mot, un grand et beau cri qui sortit un jour d'une'assemblée nationale de notre pays à une de ces crises où l'âme d'un peuple tout entier paraît s'élever au-dessus d'ellemême, et semble, pour ainsi dire, s'échapper par une seule voix; c'est ce cri que vous connaissez tous Périssent nos mėmoires, pourvu que nos idées triomphent! Eh bien ce cri sera le mot d'ordre de ma vie politique, comme c'est celui de l'opposition; c'est celui qui nous ralliera toujours autour de cette grande cause pour laquelle il est beau de vaincre, pour laquelle il est beau de souffrir et beau encore de succomber. (A gauche : Très-bien !) Je conclus en deux mots. Convaincu que le gouvernement s'égare de plus en plus, que la pensée du règne tout entier se trompe (Applaudissements); convaincu que le gouvernement s'éloigne de jour en jour, depuis 1834, de son principe et des conséquences qui devaient en découler pour le bien-être intérieur et la force extérieure de mon pays; convaincu que tous les pas que la France a faits depuis huit ans sont des pas en arrière, et non des pas en avant; convaincu que l'heure des complaisances est passée... (Applaudissements à gauche.), qu'elles seraient funestes, j'apporte ici mon vote consciencieux contre l'adresse, contre l'esprit qui l'a rédigée, contre l'esprit du gouvernement qui l'accepte, et que je combattrai avec douleur, mais avec fermeté, dans le passé, dans le présent et peut-être dans l'avenir. (Mouvements divers.) |