L'ÉTAT, L'ÉGLISE ET L'ENSEIGNEMENT 26 et 30 novembre 1843. On sait que l'année 1843 fut agitée par les débats sur la liberté d'enseignement et par les attaques du clergé catholique contre l'Université. Des questions, des plus graves, jusqu'alors ajournées ou méconnues, se posèrent publiquement à l'état de conflit passionné entre l'Église et l'État. Comme elles n'ont point été résolues dans le sens de la vraie liberté, et qu'elles restent aussi menaçantes dans leurs conséquences sociales, nous appelons l'attention sur ces pages qui en donnaient, selon nous la seule solution équitable; les réactions diverses qui ́ suivirent n'ont fait au reste que la mûrir et la préparer dans l'opinion. Nous avons toujours pensé qu'il n'y avait point de solution à la question d'enseignement tant que la question religieuse ne serait pas résolue. L'une est tout entière dans l'autre, comme l'âme est dans le corps. Ce qui se passe depuis quelque temps ne peut que nous en convaincre davantage. Nous voulons en dire un mot; mais la plume tremble dans la main quand on va toucher à un sujet si grave et si saint. On craint de blesser même ce qu'on veut guérir. D'un côté la religion, ce premier mystère du cœur de l'homme, dont il ne faut pas même soulever le voile, de peur de la violer en la regardant; de l'autre la raison, cette révélation permanente de Dieu, dont il ne faut sacrifier les droits à aucun respect. D'un côté l'Église, cette patrie des âmes, cette société des fidèles, à qui il faut laisser la libre administration de ses dogmes III. 30 et de ses pratiques; d'un autre côté l'État, cette société suprême, cette église du temps, cette communion de tous les citoyens, qui doit tout subordonner à sa foi sociale, excepté Dieu lui-même. On n'ose marcher à travers tant de périls, et, si l'on n'était poussé par la conscience, on s'arrêterait au premier pas, et on dirait à Dieu et au temps : « Faites votre œuvre vous-mêmes, nous n'y « pouvons rien. Que cet abus subsiste des siècles encore! Le « monde a bien vécu ainsi jusqu'à ce jour, il vivra bien encore « après. » Mais quand on réfléchit que cet abus est à la fois l'oppression de la conscience, le mensonge de l'enseignement, l'avilissement de l'État, l'abdication de la raison, la cause du scepticisme qui saisit l'homme au passage de l'enfance à la jeunesse, la confusion de la foi, la perte des âmes et l'extinction de la morale parmi de nombreuses générations; et quand on est convaincu en même temps que le sentiment religieux est tout l'homme, que Dieu est le fond de toute chose, et que les sociétés humaines n'ont d'autre but sérieux que d'arriver à Dieu par la lumière et par la vertu, de le manifester et de le servir; alors on n'hésite plus, et, au risque de froisser quelques préjugés et de susciter quelques préventions, on dit avec prudence ce qu'on croit la vérité à son pays : « En matière d'enseignement et de <«< religion, nous sommes dans le faux. Et pourquoi sommes-nous <«< dans le faux? C'est que nous ne sommes pas dans la liberté! »> Non, croyants ou sceptiques, catholiques ou dissidents, chrétiens ou rationalistes, État ou Église, ni les uns ni les autres nous ne sommes dans la liberté. Nous nous gênons, nous nous contraignons, nous nous opprimons réciproquement, et, en nous opprimant, nous opprimons quelque chose de plus saint que nousmêmes : la vérité! Oui, la vérité divine que nous étouffons dans notre faux embrassement, et dont nous sacrifions chacun une partie à notre apparente concorde, il faut ou la sacrifier tout à fait, ou nous séparer. Il n'y a plus de milieu: Dieu souffre en nous. Ce sont les religions qui, au commencement, ont fait les sociétés. Les lois étaient des dogmes. L'État était le serviteur de l'Église ou du sacerdoce. L'un ordonnait ce que l'autre enseignait. Une croyance unanime, ou réputée telle, était l'àme de l'État. Son droit et son devoir étaient alors de transmettre cette croyance à tous les enfants de la nation; rien de plus simple. Cette magnifique logique de l'État enseignant tout, et enseignant seul, réapparaîtra un jour dans le monde, quand une foi presque unanime aura rallié l'esprit humain. Que Dieu fasse avancer ce jour! La société aura sa vraie forme alors la société sera religion. Le raisonnement philosophique d'abord, les schismes et la Réforme ensuite, la révolution française enfin, et la dégénération et l'individualité des croyances ont changé cela. On a passé à un système mixte qu'on a appelé tolérance. L'État avait encore son culte et son enseignement comme État; seulement il ne forçait plus les citoyens, sous peine de mort ou d'exil, de croire et de dire comme lui. L'Assemblée constituante a émancipé plus complétement les croyances et l'enseignement; puis la Convention a dit: Le culte aux citoyens, l'enseignement à la famille ! mais l'examen de la capacité aux fonctions civiles, à l'État! Si elle n'eût pas poussé la fureur de la liberté jusqu'à la persécution et jusqu'à la mort, la liberté de croyances et la vérité d'enseignement étaient fondées ce jour-là. Napoléon, ce grand destructeur de toutes les œuvres de la philosophie, s'est hâté de renverser cette liberté, fondement et âme de toutes les autres. Il a fondu de nouveau l'Église dans l'État, l'État dans l'Église; il a fait subir un sacre au pouvoir civil; il a fait un concordat; il a déclaré une religion nationale, et par la même un enseignement aussi : instrumentum regni! Il a vendu à faux poids son peuple à l'Église, et l'Église ensuite à son peuple. Cette grande simonie a édifié les simples et scandalisé les vrais fidèles. Toute la contre-révolution de l'esprit humain était dans cet acte. La vraie philosophie et la vraie religion ne doivent jamais le lui pardonner. Cet acte a reculé d'un siècle, peut-être, le règne de la liberté des âmes qui s'approchait. La Restauration se coalisa fortement avec une religion de l'État. L'Église et le trône, vivant du même principe, entrelacèrent sous terre leurs racines. Elles se sentaient vivre et mourir ensemble. La révolution de Juillet, après avoir montré brutalement une haine violente contre l'Église, finit par proclamer un grand non-sens : une religion de la majoritë dans un état des cultes soi-disant libre. La religion trembla, gémit, se voila quelques jours comme une persécutée; bientôt elle se rassura, éleva la voix, remplit ses temples, compta ses forces, triom pha d'une réaction heureuse du sentiment religieux dans les âmes, qui précipitait la foule au pied des autels; puis elle recommença à se plaindre avec amertume, et menace enfin, aujourd'hui, de fulminer. De quoi se plaint-elle? Le voici. Elle dit qu'elle n'est pas libre d'enseigner, qu'on lui dérobe sa jeunesse, et qu'un corps rival, espèce d'église laïque de l'enseignement, l'Université, qui représente l'État, empiète sur ses droits, corrompt ses doctrines, et lui impose des conditions de surveillance et d'examen qui ne la laissent pas tout dominer sans contrôle et tout enseigner sans partage. Ces plaintes sont-elles fondées? Oui, il est certain que l'Université gêne l'Église : premièrement, en existant; secondement, en exerçant sur les élèves de l'Église un droit d'examen avant de les admettre aux fonctions civiles, pour lesquelles l'État l'a chargée de constater l'aptitude des citoyens. De son côté, l'Université dit, avec raison, à l'Église : « Je ne « me mêle pas de vos dogmes, laissez-moi mes principes. Par la « double puissance de la religion et des budgets ecclésiastiques, << vous entraînez tout à vous. Prenez le ciel et laissez-moi le « siècle, il m'appartient. » En attendant, l'État souffre et s'humilie, et la jeunesse, recevant un double enseignement contradictoire, et tiraillée en sens contraire par la philosophie et par la foi, finit par tomber entre deux dans le scepticisme, la mort de l'âme. Cela fait frémir sur le sort de l'esprit humain. A quoi cela tient-il cependant, et y a-t-il un remède dans l'état de choses actuel? Non. Et pourquoi? Parce que l'état actuel n'est vrai ni pour l'État ni pour l'Église; que tous les deux ont tour à tour tort et droit de se haïr et de se plaindre, et que dans un état faux on a beau dire : Paix! il n'y a pas de paix. Cet état est une sorte de transaction impossible entre l'Église et l'enseignement laïque, transaction dont le gouvernement est l'arbitre. Cette transaction en elle-même est loin d'être inique et oppressive contre l'Église; mais l'Église est un corps qui, par sa nature, ne peut pas transiger. Sa souveraineté est dans sa conscience. Elle ne peut ni ne doit rien concéder. Sa foi n'est pas à elle, mais à Dieu. Elle croit, elle ne discute pas. Dans le système actuel de la transaction, voyons sa situation, à elle qui demande la liberté! Sa situation la voici: Elle est la seule grande association autorisée, protégée et salariée dans le pays; une nation dans une nation, un État dans l'État; une société à part de la société civile, et presque aussi nombreuse que le peuple tout entier. Elle a une administration avouée et mixte, moitié ecclésiastique, moitié civile, avec ses démarcations provinciales qui sont les évêchés, ses subdivisions territoriales qui sont les paroisses. Elle a six grands dignitaires, les cardinaux payés et accrédités par l'État aux conclaves. Elle a deux souverains un temporel, le roi; un spirituel, le pape; et en s'appuyant tour à tour, contre le pape, sur le souverain, comme Bossuet sur Louis XIV, ou contre le roi sur le souverain spirituel, comme l'archevêque de Cologne, elle peut intimider l'un par l'autre, et prendre de grandes libertés entre les deux, comme les libertés de l'Église gallicane. Elle a un personnel de quatre-vingt mille ministres des cultes, depuis ces curés, providences pieuses allant résider sur tous les points habités du sol, pour être les pères de tous ceux qui naissent, les frères de tous ceux qui vivent, les anges de tous ceux qui meurent, jusqu'à ces envoyés de la foi qui vont la semer par la parole partout où elle languit, et jusqu'à ces ordres religieux qui forment une chaîne non interrompue d'influences et d'enseignements depuis l'oreille des rois jusqu'au grabat des indigents, comme les jésuites et les frères ignorantins. Ils ont tous les temples, toutes les cathédrales, tous les chapitres, tous les édifices, tous les évêchés, tous les séminaires, donnés, dotés, réparés, entretenus aux frais de l'État. Ils ont l'autorisation de rassembler et d'instruire tous les jeunes gens qu'ils peuvent contenir dans leurs grands séminaires. Ils ont des petits seminaires où ils prédisposent les enfants pauvres avant l'âge même des vocations raisonnées. Ils ont l'exemption de la conscription, cet impôt de la vie, pour tous ceux qui déclarent leur appartenir. Ils ont les succursales, les prêtres auxiliaires pour les établissements pieux et pour les paroisses. Ils ont les corporations innombrables d'hommes et de femmes, qui vivent de leur esprit et reçoivent leurs inspirations comme une seule âme. Ils ont les fabriques, leurs revenus et leur libre administration. Ils ont le salaire de trente millions, pris sur l'impôt et payé par l'État au culte catholique. Ils ont le casuel et les messes qui, pour |