On a apporté, et je m'adresse ici à l'illustre rapporteur de votre commission, on a apporté avant-hier à cette tribune des autorités nouvelles en faveur de ce système. Qu'il me soit permis, en très-peu de mots, de rétablir encore des autorités sans cesse démolies, sans cesse reproduites ici. L'honorable M. Thiers vous a dit que l'avis presque unanime de tous les grands généraux, comme de tous les grands hommes spéciaux qui avaient écrit sur la guerre, était que l'on pouvait et que l'on devait fortifier la capitale d'un grand empire. Je prie la Chambre de me permettre de lui lire une demipage de l'un des hommes cités par l'honorable rapporteur avant-hier, et qu'apparemment il n'avait pas lu jusque-là luimême. C'est de M. de Chambray. M. LE RAPPORTEUR. Je prie M. de Lamartine de se rappeler exactement ce que j'ai dit, et de ne pas me faire dire ce que je n'ai pas dit. Je n'ai pas dit que tous les écrivains militaires avaient conseillé de fortifier la capitale; mais que tous les écrivains militaires, M. de Chambray y compris, avaient conseillé de fortifier, non-seulement la ceinture de la frontière, mais des points à l'intérieur, une seconde et une troisième ligne. J'ai dit que le général de Chambray, et même non pas d'une manière trèspositive, mais d'une manière douteuse au moins, le général Jomini, avaient conseillé une capitale militaire qui ne fût point Paris. C'est pour cela que j'ai discuté ce point, si l'on pouvait faire d'Orléans une capitale militaire, et j'ai démontré d'une manière à satisfaire, je crois, tous les esprits sensés (bruit), qu'une capitale militaire était une chimère. (Oui! oui! Interruption prolongée). M. DE LAMARTINE. Messieurs, si l'honorable rapporteur de votre commission s'était borné, il y a deux jours, dans son résumé, à soutenir que tous les grands capitaines, tous les hommes spéciaux avaient demandé l'établissement de points fortifiés dans le territoire, et spécialement la fortification de trois grandes lignes, il aurait dit une chose qui était écrite d'avance sur nos frontières, car nous avons trois lignes de fortification. Il n'était donc pas question de ces trois lignes; mais il était question de point central. L'honorable M. Thiers s'armait de deux autorités, de celle de Cormontaigne, qui a commenté Vauban, et de celle du général de Chambray. Ces deux autorités donnent un désaveu complet à l'opinion de votre honorable rapporteur. Je les ai toutes les deux ici, et si la Chambre le désire, je les lui lirai. (Oui! oui! Lisez!) Voici l'opinion de Cormontaigne, homme compétent, homme classique dans la question, homme qui a employé une partie de sa vie à commenter Vauban : « Mais c'est surtout dans le cas où la France éprouverait de grands revers qu'il pourrait devenir désastreux que Paris fût fortifié. Qu'arriverait-il en effet dans de telles conjonctures, c'est-à-dire si la France avait perdu une grande bataille sur la frontière du Nord, à sept ou huit journées de Paris, et que Paris fût fortifié? Les débris de l'armée battue se retireraient sur Paris pour s'y renfermer et y soutenir un siége, et cela avec toutes les circonstances défavorables que nous avons précédemment énumérées. Mais le plus grand désastre que puisse éprouver une puissance, à moins que de perdre entièrement son armée, est précisément que cette armée soit bloquée dans une place forte, après avoir essuyé de grands revers. >> Je n'en dirai pas davantage, Messieurs, pour justifier les deux autorités que j'ai citées. Je reviens à celle qui a été contestée davantage, à celle qui a été le plus interprétée hier, à celle de Napoléon. L'honorable rapporteur vous a dit encore que dans le Mémorial de Sainte-Hélène, comme dans les grands mémoires militaires transmis par la pensée de Napoléon aux généraux compagnons de son exil, il avait constamment recommandé la défense et les fortifications de la capitale. Hier au soir, Messieurs, et voyez combien de choses diverses on peut trouver dans le même monument, j'ai relu le Mémorial de Sainte-Hélène, et j'y ai trouvé, volume VI, page 27, ces propres paroles : « On a dit que j'avais conseillé de fortifier Paris je n'ai jamais eu la pensée de fortifier Paris, et si on me l'avait proposé, je l'aurais refusé. » (Rires bruyants.) Voilà, Messieurs, ce qu'on trouve dans les mémoires de Napoléon; il y a des autorités pour tout le monde. Je répondrai à l'honorable rapporteur que je n'attacherai pas plus d'importance qu'elles ne méritent à ces misérables luttes de citations; qu'il y en a pour lui, qu'il y en a pour nous, qu'il y en a pour tout le monde. Mais puisqu'on les a employées comme des arguments péremptoires, propres à agir par la magie du grand homme sur l'opinion de la Chambre et du pays, qu'il me soit permis de rétablir celles qui sont en faveur de mon opinion. Je ne citerai plus qu'une seule autorité, et je rentrerai dans la logique de la discussion. Cette autorité, elle est grande, elle est immense; car elle s'applique précisément à l'ordre de discussion qui préoccupe nos esprits en ce moment. J'en donnerai les garanties les plus authentiques, bien qu'elle ne soit pas imprimée; mais elle existe dans des mémoires manuscrits, elle est attestée par des généraux vivants qui me l'ont transmise, et qui m'ont engagé à la faire valoir devant la Chambre. Au mois de mai 1806, Napoléon, accompagné de son chef d'état-major, le maréchal Berthier, de trois généraux et d'un seul domestique, monta à cheval et alla faire une reconnaissance générale, comme l'a faite, il y a peu de temps, le maréchal Soult, une reconnaissance militaire des environs de Paris. Cette opération terminée, il s'arrêta sur les hauteurs de Chaillot, en face des Invalides, où repose aujourd'hui sa cendre; il descendit de cheval, et, s'adressant aux généraux qui l'entouraient, il leur dit : « Voici ma situation dominante, culminante. J'ai Paris en face; mes troupes sont séparées de la capitale par un immense espace vide; ma droite est à l'École militaire, ma gauche au faubourg du Roule; je rappelle mon artillerie de Vincennes, je la mets à Meudon ; j'ai mes réserves à Saint-Cloud et dans la campagne libre qui est derrière moi. Que Paris s'insurge, que le pouvoir ait à soutenir une de ces grande luttes dans lesquelles les gouvernements périssent quelquefois, Paris est à l'instant contenu, Paris est à l'instant abattu. » Mais, lui dit-on, vous ne pensez ici qu'à l'insurrection de la capitale; mais contre l'étranger? Voici ses propres paroles: «Fortifier Paris contre l'étranger, je n'y pense seulement pas. On ne fortifie pas une capitale d'un million d'hommes par deux raisons: la première, c'est qu'il n'existe aucun moyen de la faire vivre; la seconde, c'est que, comme en cas de siége, toutes les classes aisées, les classes riches abandonnent une capitale menacée de désastres semblables, il n'y reste que la partie souffrante et la partie remuante de la population. Un siége, dans des conditions pareilles, voici son expression, c'est une sédition en permanence.» (Sensation prolongée.) Voilà, Messieurs, la dernière autorité que je voulais vous citer. M. ODILON BARROT. C'est pour cela qu'en 1814 Paris ne s'est pas défendu. (Mouvement.) M. DE LAMARTINE. J'en ai fini avec l'autorité de Vauban; j'en ai fini avec l'autorité de Napoléon lui-même. Cependant, permettez-moi de vous en citer encore une. On a beaucoup parlé de Carnot, et son honorable fils est venu justifier ici sa pensée tout entière; il est venu vous apporter les véritables bases de cette défense énergique du territoire qui vomissait quatorze armées sur vos frontières, mais qui, certes, ne songeait pas à enfermer la nationalité, l'énergie du patriotisme français dans des murailles. Laissez-moi citer encore l'autorité d'un homme qui n'a pas moins bien compris que Napoléon et Carnot les véritables lois de la défense d'un grand peuple comme le peuple français, Bernadotte. A l'époque la plus désastreuse du directoire, à l'époque où les Vendéens étaient à Angers, où une expédition était prête à partir de Portsmouth sous le commandement du duc d'York, à l'époque où les désastres d'Italie appelaient l'attention et excitaient l'anxiété de la France tout entière, Sieyès, directeur à cette époque, qui, lui aussi, avait été un politique spéculatif, un pamphlétaire illustre, fit appeler le général Bernadotte, alors ministre de la guerre, et lui dit : Il faut fortifier Paris, il faut le fortifier en toute hâte. Que lui répondit Bernadotte? Si vous Voulez faire une folie semblable, cherchez un autre homme qu'un général français. Fortifier Paris! mais j'aurais cent fois plus peur du million d'hommes que j'aurais derrière moi dans les murailles, que des 200,000 hommes que j'aurais devant moi... (Bruyantes exclamations.) UN MEMBRE. Tant pis pour Bernadotte, s'il l'a dit. M. DE LAMARTINE. Il lui dit ces propres paroles : « Je craindrais plus pour mon armées les émotions, les transes populaires d'un million d'hommes qui souffriraient derrière moi dans Paris, que deux cent mille ennemis que j'aurais devant moi, et la première chose que je ferais, ce serait de faire sortir l'armée de Paris.» (Même mouvement.) Voilà la dernière autorité que je vous citerai, et elle est compétente. Maintenant, un mot à M. le rapporteur. Il vous a parlé des événements de 1814 et de 1815. Selon Jui, ce sont des esprits forts qui ont soufflé la lâcheté à d'autres dans ces circonstances, ce sont des esprits forts qui disaient à leur pays: Défendez-vous partout, mais ne concentrez pas votre défense là où l'ennemi, convergeant par tous les rayons vers un centre commun, pourrait aisément l'étouffer. Eh bien! qu'il me permette un seul mot. Il y a un terrible problème historique dans les événements de 1814 et de 1815. J'avais été plus prudent que lui l'autre jour à la tribune. J'avais dit: « Ces événements, je les raconte, je ne les justifie pas. » Il faut respecter ces situations terribles dans lesquelles les grands peuples se trouvent quelquefois. Non, je ne juge pas les événements de 1814 et de 1815, car, s'il fallait les juger, peut-être serais-je obligé de condamner mon pays. Et qui suis-je pour condamner de mon plein droit mon pays? qui suis-je pour accuser un grand peuple comme la France? Ces esprits forts, savez-vous quels ils furent? Ce furent tous ces grands patriotes dont les noms sont le plus légitimement restés en possession de votre respect ce fut l'illustre maréchal Ney, qui plus tard a répandu son sang glorieux pour sa cause; ce fut le général Lamarque; ce fut Manuel; ce fut Lafayette lui-même; ce furent ces hommes qui allèrent porter la capitulation de Paris, qui imposèrent à l'empereur le devoir d'abandonner sa capitale, et qui s'exposèrent ainsi à l'exil, qu'ils ont courageusement bravé, plutôt que d'exposer la capitale de leur pays à la destruction que le système que l'on propose lui prépare. Voilà la vérité. (Mouvement.) Parlerai-je, Messieurs, d'un singulier raisonnement apporté hier et renouvelé tout à l'heure à cette tribune? L'honorable rapporteur de la commission vous dit que les |