que la sainte-alliance, épiant chacun de nos mouvements, se fût convertie en une ténébreuse conjuration de tous les cabinets contre nous, et n'attendît que l'heure du découragement, auquel cependant vous n'avez pas accoutumé les nations, pour sonner contre nous le tocsin d'un nouveau 1813. Oui, s'il en était ainsi, si le temps qui apaise les émotions, les ressentiments des peuples, comme il use toute chose dans le cœur de l'homme; si le temps qui amène sans cesse des combinaisons inattendues d'intérêt entre des puissances, si compliquées que celles qui se partagent aujourd'hui l'Europe; si le temps, ce grand et souverain négociateur, n'avait dû être le temps que contre nous, s'il n'avait dû que resserrer de jour en jour davantage le cercle des rancunes, des antipathies, des impossibilités autour de la France de 1830, et moi aussi j'aurais dit, je dirais encore: Brisons ce cercle fatal, puisqu'il doit nous étouffer tôt ou tard! brisons-le, ou brisons-nous contre lui. La seule politique des gouvernements réduits au désespoir, c'est une politique désespérée, c'est une explosion terrible. La guerre donc, puisque la paix est la plus perfide, la plus dangereuse de toutes les guerres. (Applaudissements. Longue interruption.) Mais en est-il, Messieurs? J'entends bien que vous le dites; mais les événements, mais les choses, mais les dix grandes années que nous venons de traverser disent-ils cela? Eh! je vous le demande à vous-mêmes: est-ce là ce que dit l'immobilité de l'Europe pendant ces premières années, pendant ces premiers mois de votre révolution, où la France, pleine d'enthousiasme sans doute, mais pleine aussi d'incertitude et d'embarras, présentait tant le flanc à l'agression et pouvait joindre les anxiétés de la guerre civile aux périls de la guerre étrangère? N'était-ce pas le moment de vous attaquer? n'était-ce pas le moment de dénaturer votre révolution aux yeux des nations, et de vous représenter aux peuples comme une nation débordée, prête à refluer sur l'Europe et à attaquer, sous quelque chef nouveau, toutes les nationalités que Napoléon avait aliénées de vous? Est-ce là ce que dit votre intervention décisive en Belgique, où l'Europe en armes vous regarde élargir impunément à Bruxelles, élargir le cratère de votre révolution? N'était-ce pas quelque chose d'un peu plus provoquant pour les puissances inquiètes de l'influence révolutionnaire de la France, que cette misérable prétention d'amour-propre mal compris de protection exclusive sur un pacha sexagénaire au fond de la Méditerranée? Est-ce là ce que vous dit la longanimité de l'Autriche, qui vous voit débarquer à Ancône, et qui retire ses troupes des Marches devant vous? Estce là ce que vous dit l'attitude inactive de toutes les puissances, grandes et petites, qui regardent, sans oser y toucher, cette révolution d'Espagne, dont vous étiez les tuteurs alors, et dont, je le reconnais avec l'orateur, vous auriez dû toujours l'être, je l'ai dit avant vous! Non, tout cela vous dit le contraire. Quand on veut attaquer un peuple, on l'attaque dans son trouble, dans sa faiblesse; on n'attend pas que le sang lui soit revenu dans les veines, et que dix ans d'un gouvernement régulier lui aient donné l'unité, l'organisation, des flottes, des armées, et des alliés peut-être. Non, vous n'en êtes pas au traité de Pilnitz, à la terreur au dedans, aux rassemblements d'émigrés à Mayence! Les hommes qui vous disent cela n'y croient pas eux-mêmes. Il n'y a d'incompatibilité entre l'Europe et vous que les desseins insensés ou pervers de ceux qui veulent remuer le monde pour y faire place à leur despotisme révolutionnaire! (Nombreuses marques d'adhésion au centre.) Eh! ne faut-il pas que les révolutions finissent par se classer et par se perdre dans les nationalités? Les révolutions qui ne finissent pas, Messieurs, savez-vous comment elles s'appellent? Elles s'appellent anarchies. On dit la révolution de 1688. On dit la révolution de 1790. On dit la révolution de 1830. Mais on dit l'anarchie de Pologne, parce que sa révolution n'a fini que le jour où elle a été démémbrée. La France avait repris sa place dans l'harmonie européenne. Cette place n'est pas assez large, j'en conviens, pas assez sûre, je l'ai dit sans cesse. Il manquait à la France, quoi? Un système d'alliance définitif qui lui permît d'espérer dès aujourd'hui, et d'atteindre, sans bouleversement général, un jour, un développement normal, une sphère d'influence et d'action plus en proportion avec l'intensité de vie qui nous anime; il fallait qu'une grande question territoriale, et non révolutionnaire, une question territoriale et maritime s'ouvrit dans le monde, et que le gouvernement, habile à la prévoir et à s'en emparer, fît de cette question le pivot de sa politique. Mais pour cela il fallait une alliance. (Murmures à gauche.) Oui, Messieurs, nous sommes malheureusement gouvernés par deux préjugés dans nos affaires étrangères; nous voulons des alliés, et nous voulons en même temps les attaquer tous dans leurs intérêts les plus essentiels. (Nouveaux murmures à gauche.) Mais, Messieurs, écoutez-moi, les alliances ne sont qu'un échange d'avantages réciproques; et si vous vous posez à la fois contre l'intérêt russe à Constantinople, et contre l'intérêt anglais sur le Nil et à Suez, comment vous plaignez-vous de n'avoir d'alliés ni à Londres ni à Pétersbourg? Je touche à la question d'Orient, vous le voyez. Eh bien ! qu'y avons-nous fait? Mais que la Chambre ne se préoccupe pas d'avance de ce que je vais dire sur ce sujet. J'ai eu une pensée, une pensée individuelle, une pensée plus vaste que celle de mon pays sur cette question, et avant lui; une pensée plus conforme à ce besoin d'action, de diversion, d'expansion d'influences lointaines, que celles que M. Berryer lui-même vous déroule dans la magnificence de ses vues! Eh bien! je n'en parlerai pas! Le temps est passé. Mon pays a voulu autre chose; il a voulu le statu quo. Il est plongé dans les embarras, dans la dépression que ce système lui a faits; je m'y précipite pour le sonder avec lui. Je prends son point de vue, puisqu'il est celui des choses; et je raisonne comme si j'avais été, en 1834 et en 1839, un partisan du statu quo qu'a voulu la Chambre à ces deux époques. (Mouvement d'attention.) Permettez-moi seulement un historique rapide et sommaire de cette grande affaire, pour jeter un coup d'œil plus sûr et plus juste sur l'ensemble de vos transactions, et pour savoir si c'est par la faute des puissances, par leur mauvais vouloir ou par l'ignorance et la légèreté de ses pouvoirs, que la France se trouve en ce moment avec les apparences de l'insulte, ou du moins de la négligence de la part de l'Europe. L'empire ottoman menace ruine en 1833; Ibrahim attaque la Syrie à l'improviste; il prend Saint-Jean-d'Acre; il emporte ces grands lambeaux de la Turquie, au moment même où ces hommes, que vous appelez dérisoirement sans doute le soutien de l'empire, voient les Russes dicter des lois au sultan, à Andrinople, à vingt-cinq lieues de sa capitale. Il est vainqueur dans deux batailles; il a franchi le Taurus, il arrive à Koniah. Que se passe-t-il? La Russie, qu'on vous représente comme si ardente, si impatiente à se saisir de nouveaux débris de l'empire; l'Angleterre, qu'on représente comme si impatiente de son côté à saisir en Syrie et en Égypte les deux passages de ses possessions des Indes par l'Euphrate et par l'isthme de Suez; que font ces deux puissances? Je me trouvais à Constantinople à cette époque, et personne ne peut avoir une connaissance plus entière des faits. Voici ce qui se passa. L'ambassadeur de France, dans des vues pleines de sagesse, et qui ont été misérablement calomniés ici, fait ce raisonnement bien simple, en l'absence d'instructions immédiates Les Russes vont arriver à Constantinople au profit du sultan, et pour s'opposer à l'invasion complète de l'empire, si nous n'arrivons pas nous-mêmes pour nous y opposer. La Turquie n'a plus aucune puissance; elle ne peut pas réunir une armée qui résiste aux bataillons d'Ibrahim. L'amiral Roussin, qui sait que les flottes russes sont prêtes à Sébastopol, et qu'un débarquement peut avoir lieu en trois jours sur les bords du Bosphore, se hâte d'envoyer à Ibrahim le secrétaire de l'ambassade de France, M. de Varennes, pour supplier Ibrahim, à titre de bons offices, de s'arrêter à Kutahieh, et d'accepter les arrangements de la Porte. Ibrahim les accepte. Sur ces entrefaites, les Russes étaient arrivés à Constantinople; 15,000 hommes étaient campés sous les murs du palais, et dix-huit vaisseaux étaient dans les eaux du Bosphore. Ibrahim parlemente, il hésite, il cède. Eh bien! que font les Russes? A l'heure, au jour marqué par le traité de Kutahieh, les Russes font partir leur flotte et leur armée de Constantinople; ils rentrent à Sébastopol. Et moimême qui vous parle, le comte Orloff, alors ambassadeur de Russie à Constantinople et général en chef des troupes russes, me fit lire la lettre de l'empereur, de laquelle j'ai gravé dans ma mémoire des paroles qui, certes, ne sont pas une insulte pour mon pays. Ces paroles les voici : « Puisque je l'ai promis à la France, faites embarquer mes troupes et faites partir la flotte du Bosphore, le jour même où vous apprendrez qu'IbrahimPacha a commencé son mouvement de retraite dans l'Anatolie. » (Interruption à gauche.) Laissez-moi vous dire, Messieurs, la dernière phrase de cette même lettre : « Lorsque la divine Providence a placé un homme à la tête de 60 millions de ses semblables, c'est pour donner de plus haut l'exemple de la fidélité à sa parole et du scrupuleux accomplissement de ses promesses... (Mouvements en sens divers.) VOIX A GAUCHE. Et la Pologne! (Bruit.) M. DE LAMARTINE. Messieurs, je concevrais les sourires de défiance excités par ces paroles, si, en effet, l'empereur de Russie avait laissé sa flotte et ses troupes à Constantinople; mais je vous prie de remarquer que l'exécution littérale du traité suivit rigoureusement les termes mêmes de la lettre, et que le jour où le comte Orloff recevait la lettre, l'armée et la flotte russe repartaient pour Sebastopol. Il y a là autre chose qu'une insulte à la France et qu'un dédain envers notre pays. (Marques d'assentiment aux centres.) Maintenant je passe à la question de 1839. Les animosités réciproques entre le pacha et le sultan continuent pendant cet armistice dont personne, il faut le déclarer bien haut, n'avait été garant, pour lequel la France n'avait pris aucune nature d'engagement. Ibrahim-Pacha rassemble en Syrie des troupes infiniment plus nombreuses que celles que comportait le soin de garder cette province. Le sultan s'inquiète, il veut profiter de quelques émotions en Europe pour reconquérir une province qui lui était si nécessaire. La bataille de Nézib a lieu; il est défait une seconde fois, il meurt lui-même. Que se passe-t-il encore? L'ambassadeur de France, au nom de son gouvernement, prend l'initiative, remarquez bien ce mot, prend l'initiative d'un traité de garantie entre toutes les puissances de l'Europe pour l'intégrité et l'indépendance du sultan. A l'instant même, ces puissances, que vous supposez si avides de désordre, de dissentiment, de discorde entre elles, ces puissances dont l'une, la Russie, peut arriver en trois jours et dominer Constantinople seule, ces puissances qui peuvent partager les provinces avant que nous soyons en mesure, que font-elles? Elles suivent l'impulsion de M. l'amiral Roussin, digne et loyal représentant de la |