librairie qui ne saurait plus où trouver les propriétaires des ouvrages qu'elle voudrait réimprimer? Vous oubliez combien sont rares les héritages de cette nature! Les libraires n'auraient guère de peine à découvrir après un demi-siècle qui sont les fils ou les neveux des deux ou trois grands génies dont les œuvres vivraient encore dans le siècle suivant! Les places sont serrées dans le domaine des siècles, un écrivain en chasse bien vite un autre, et ceux qui résistent sont notoires comme le génie et éclatants comme la renommée. Le nom qu'ils laissent est connu de tout le monde; car on a supprimé la noblesse, mais on ne supprimera pas la gloire. Les libraires n'auraient pas besoin de faire une enquête pour savoir à qui ils ont légué leurs monuments. Mais vous oubliez que les éditeurs seraient bien plus gênés par la concurrence, indéfinie entre eux, qui résulterait de la propriété en commun. Car, chacun d'eux, avant d'entreprendre une édition d'un auteur mort, serait obligé de s'assurer, auprès de tous les autres éditeurs de l'Europe, que la même pensée ne leur est pas venue au même moment; sans cela ils courraient le risque de se faire concurrence et opposition, les uns les autres, par une simultanéité d'éditions nuisible à tous; et voilà ce qui gênerait les entreprises de la librairie et arrêterait la multiplication des livres. On ne jouit en paix que de ce qu'on a acquis. Les éditeurs traitant avec l'auteur et sa famille ont des conditions certaines; en ne traitant avec personne, leur commerce devient aléatoire. 6o Enfin, dites-vous, vous allez ébranler les principes immuables de toute propriété! et comment? En bornant la jouissance à la vie de l'écrivain, et à cinquante ans après sa mort. — Mais vous, dans votre système de propriété de tout le monde, ne vous apercevez-vous pas qu'au lieu d'ébranler les principes de la propriété vous niez la propriété même, vous niez cette loi morale qui veut que le fruit du travail et du plus personnel des travaux humains n'appartienne pas à l'auteur du travail, mais à celui qui en profite ou qui le dilapide? Ne vous apercevez-vous pas qu'au lieu d'écrire dans votre loi propriété littéraire, vous y écrivez spoliation d'un seul par tous sans justice pour l'écrivain spolié, sans profit pour le domaine public spoliateur? Comme législateur, vous consacrerez une injustice; comme économiste, vous détruirez un capital. Ces faits-là peuvent exister malheureusement dans une société mal faite; mais il ne faut jamais écrire le nom de loi sur des vices de civilisation. Ils n'étaient qu'un malheur; on en fait des scandales en voulant les consacrer. Vous désirez savoir pourquoi je ne demande à la loi que cinquante ans? Ma réponse est courte. Parce que je n'ose pas espérer plus de la justice de mon temps. Si j'étais seul législateur, je demanderais la perpétuité. Votre loi serait un principe; la mienne n'est qu'une concession. Les circonstances peuvent commander une concession. Elles ne peuvent jamais justifier l'abandon d'un principe. Nous le posons, nous; l'avenir en tirera les conséquences. Vous le niez, vous; l'avenir vous en demandera compte. Il nous plaindra, nous. Il vous accusera, vous. Ne lui donnez pas ce grief de plus contre notre époque. Il en aura assez. A la seconde partie de votre lettre, je répondrai de même, si vous le permettez. Mais, je vous le répète, la question est immense, et le temps me manque. A demain donc. II. 1 Encore un mot seulement, puisque vous êtes assez loyal pour ouvrir la lice contre vous dans votre propre champ. Je n'en abuserai pas. Je suis trop fâché d'avoir à vous combattre pour prolonger le combat. Ce n'est qu'une lance brisée pour l'honneur de la vérité. Vous donnez aujourd'hui votre projet de loi sur la propriété littéraire. Laissez-moi l'analyser. Et d'abord commençons par le titre, et appelons-le de son vrai nom: Projet de loi sur l'expropriation de tous les ouvrages de la pensée. En effet, votre projet porte ce principe d'expropriation dans son premier article. Que dit ce premier article? « Tout ouvrage « imprimé sans distinction d'auteurs morts ou vivants peut être « réimprimé à la charge par l'éditeur de payer préalablement à " «<l'auteur ou à ses héritiers un droit qui est fixé au dixième du « prix de vente. » Cela veut dire qu'aussitôt que Milton, Cuvier, Rousseau, Tacite auront mis au jour une de ces œuvres laborieuses et immortelles de l'esprit, à l'enfantement de laquelle ils auront dépensé leur vie, leur âme, leur part dans le temps, leur héritage humain tout entier, la société viendra en reconnaissance de ce martyre qu'on appelle la vie d'un homme de génie, se jeter sur le miel que ces abeilles de la ruche humaine auront produit, les en déposséder eux vivants, en déposséder leurs veuves et leurs enfants, et livrer à des dilapidateurs inconnus, sans parenté et sans titre, non pas la gloire (Dieu l'a constituée heureusement inaliénable), mais le capital et les intérêts de l'immense valeur commerciale qu'ils auront laissée alors dans l'avenir, à tous, excepté aux êtres qui les continuent! Je ne devrais pas aller plus loin. Il n'y a pas de logique qui réfute mieux que le premier mouvement de cœur. Ainsi l'ancien régime avant 89 qui n'avait jamais mis en doute le principe de la propriété de l'auteur sur les fruits de son travail, qui le reconnaissait partout où il le rencontrait, qui remettait par des arrêts de privilége l'exploitation du Télémaque aux héritiers de Fénelon; ainsi l'assemblée constituante; ainsi la convention dans la loi de 93; ainsi la loi de 1826; ainsi la loi anglaise; ainsi les lois allemandes; ainsi les lois italiennes, toutes ces lois, filles d'un même instinct d'équité et d'une même conscience, qui consacrent surtout la propriété des écrivains, les unes pour dix, les autres pour vingt, celles-ci pour quatre-vingts, celles-là pour trente ans après leur mort, toutes pour la durée de la vie; toutes ces lois, vous les abrogez par votre premier article? Et vous ne vous bornez pas à dire : Ma loi à moi sera un immense et universel droit d'aubaine qui saisira l'héritage du génie tout chaud, et partout où le génie fermera les yeux! qui en dépouillera à l'instant même femmes, mères, enfants, collaborateurs du travail, compagnons ou victimes de l'infortune, auxiliaires du génie; mais qui, remontant plus haut encore, saisira l'ouvrage, la pensée, le chef-d'œuvre pendant la vie de l'auteur, et aussitôt qu'il aura eu l'imprudence de les laisser tomber de sa main! Mais y pensez-vous? mais y a-t-il un écrivain, un artiste qui, prêt à donner son œuvre au monde, ne s'enfuît à l'instant d'une terre si ingrate et si inique, qui ne se dérobât comme au larcin, à la portée d'une législation pareille et qui n'allât vivre ou du moins publier ses œuvres dans une de ces nations voisines où l'œuvre appartient à l'ouvrier et le bien du père aux besoins de ses enfants? Mais ce n'est rien que ce grand et honteux ostracisme que votre loi imposerait aux écrivains français dans l'avenir, considérez le présent: Les écrivains possèdent par une législation séculaire, pour leur vie d'abord, pour vingt ans ensuite. Il y en a, et beaucoup, qui vivent eux, leurs femmes, leurs enfants, leurs proches, du revenu habilement administré de ce capital de leurs œuvres. Ils font des éditions qu'ils améliorent, ils vendent ou ils ont vendu pour un temps fixe ou pour toute la durée de leur existence, à des libraires, le droit utile de les éditer. C'est une fortune, c'est un champ qu'ils cultivent ou qu'on cultive pour eux. Votre premier article étend la main, ravage, déchire, anéantit tout cela. Votre loi entre chez M. de Chateaubriand, chez M. de Lamennais, chez M. Hugo, elle y trouve ce capital grossi des sueurs du génie, préparé, accumulé pour leurs vieux jours ou pour leurs descendants; elle y trouve ces modestes revenus, fruits de contrats passés avec leurs éditeurs, et dont leur famille subsiste en sécurité. Elle saisit tout cela et dit : Tout cela n'est plus à vous. C'est à moi. Vous comptiez au moins que le glorieux salaire de vos années de jeunesse, de travail, de génie, de veilles, de combats, de voyages lointains, nourrirait vos années stériles, et, après vous, consolerait quelque temps encore ceux qui vous survivent. Vous vous trompiez. Donnezmoi tout cela, je l'exploiterai mieux que vous, et si par hasard je l'exploite mal ou je ne l'exploite pas du tout, eh bien! vous mendierez, et vos veuves et vos enfants pleureront aux portes des libraires à qui je donne ce que je vous prends. Admirable équité! Je sais bien que vous dites : Mais je ne prétends pas spolier les ouvriers de l'intelligence; je prétends seulement entendre mieux qu'eux-mêmes leurs intérêts, et les exploiter à leur bénéfice. Que ne dites-vous cela aussi aux propriétaires des champs? Que ne leur proposez-vous, avec beaucoup plus de fondement, ce saint-simonisme territorial, comme vous nous proposez ce saint-simonisme littéraire? Ah! vous exploiteriez mieux que les auteurs ou les artistes la propriété des artistes ou des auteurs? Je ne veux pas l'examiner, ce serait trop long aujourd'hui. Mais écoutez seulement une minute, et voyez combien, dans une seule minute, il peut couler d'inconséquences de votre prétendue exploitation du bien d'autrui. De quoi se compose une propriété, une valeur? De deux choses le capital et le revenu. Qu'est-ce que vous laissez aux écrivains au lieu du capital et du revenu de leurs œuvres? Vous leur constituez, quoi? Voyons, nommez cela; je vous en défie. Je vais le nommer, moi : vous leur constituez une rente perpétuelle et éventuelle, c'est-à-dire le dixième de l'éventualité d'une rente qu'il ne dépendra pas d'eux de créer, mais qui ne sera créée de temps en temps, ou jamais, que par le caprice, la spéculation, le hasard de la pensée d'un éditeur qui sera tombé sur eux ou sur l'héritage de leur famille! Vous appelez cela une propriété? mais cela n'est déjà plus un capital; vous appelez cela une rente? mais personne ne vous la doit; vous appelez cela un revenu? mais il pourra s'écouler des demi-siècles avant que quelqu'un songe à vous le payer. Disons le mot de Shakspeare Ce n'est rien, c'est le rêve d'un rêve! c'est l'ombre d'un morceau de pain. Des générations mourront affamées avant d'avoir pu le saisir! Votre système, qui prétend au mérite des idées pratiques, ignore donc les premiers éléments du commerce de la librairie, de l'exploitation des livres considérés industriellement. C'est donc à un poëte à vous rappeler les premiers principes de toute industrie. Le premier de tous, c'est qu'il n'y a point d'exploitation sans propriété. Quand tous les livres seront dans le domaine public, on imprimera encore ces chefs-d'œuvre qui traversent le temps sur leurs propres ailes; tous les autres ouvrages secondaires n'auront qu'une édition, et le capital de votre industrie littéraire qui est aujourd'hui de 200 millions qui, par notre loi, montera à 400 millions, avant dix ans, tombera à 40 ou 50 millions. Pourquoi cela, direz-vous? Parce que les auteurs ou |