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nent de ta besogne de manœuvre et s'arrêtent sur cette belle toile ébauchée que tu ne finiras peut-être jamais? Vois-tu, Spiegel, j'ai des instants d'angoisse et de remords; je me prends à douter de cet avenir auquel tu m'as fait croire et auquel tu te sacrifies, et alors je me dis: Si le grand artiste de nous deux, c'était lui! S'il condamnait au néant des œuvres immortelles pour donner le temps de naître à des œuvres mort-nées!

SPIEGEL.

Tarata!... mes œuvres! mon sacrifice!... Il n'y a pas grand mérite, va! Nous avions associé nos pauvretés; nous vivions à cheval sur l'art et le métier, risquant fort de nous trouver par terre entre deux. Tu ne donnais pas assez de leçons de piano pour vivre, tu en donnais trop pour avoir le recueillement nécessaire à une grande œuvre; moi, j'interrompais à chaque instant mon tableau pour faire des portraits... dînatoires; nous étions en train d'avorter tous les deux... Alors je me suis dit: Nous avons un mur à escalader; l'échelle est étroite et longue, et le vent est fort... Si nous montons ensemble, elle chavirera. Que Frantz monte le premier, je lui tiendrai l'échelle d'en bas, et, quand il sera arrivé, il me la tiendra d'en haut. Tu vois que ce dévouement sublime est tout simplement un calcul.

FRANTZ.

Alors, pourquoi n'avoir pas tiré au sort à qui monterait le premier?

SPIEGEL.

Parbleu parce que tu es plus leste que moi, et que ton ascension est plus sûre que la mienne. Et puis, moi, j'ai une vertu que tu n'as pas, celle du bœuf, la patience. Que m'importent un an, deux ans de retard? Mon but est à deux pas, j'y arriverai toujours. Toi, au contraire, tu voyais devant toi une route infinie, et il te tardait de partir... C'est tout simple... la vie est courte !

FRANTZ.

Enfin, je suis parti, grâce à toi! J'ai fait une symphonie que tu trouves belle...

SPIEGEL.

Je le crois pardieu bien, que je la trouve belle !...

FRANTZ.

Je l'ai portée à la Société des concerts, voilà déjà trois mois... Je n'ai pas même obtenu d'audition...

SPIEGEL.

Patience! la symphonie est faite, et bien faite. Tu as déjà mon suffrage, dont je fais le plus grand cas; tu as celui de ta cousine Frédérique ; tu as eu enfin celui du vieil inconnu qui m'a commandé ce tableau.

FRANTZ.

Il avait l'air d'un vieux fou.

SPIEGEL.

En quoi donc ? en ce qu'il aimait ta musique?

FRANTZ.

Ma foi! son entrée chez nous n'était pas d'un homme bien sensé.

SPIEGEL.

Oui, mais sa sortie !... « Voilà cinq cents florins à << compte sur votre tableau, monsieur Spiegel! » J'ai trouvé qu'il parlait bien.

FRANTZ.

Les cinq cents florins sont dévorés !

SPIEGEL.

Parbleu en deux mois, sans compter la maladie de ce pauvre Hermann... A propos, il n'a plus d'argent, il faudra lui porter dix florins.

FRANTZ.

Encore un qui a du talent et qui meurt de faim! Tu as beau dire, Spiegel, le monde va mal.

SPIEGEL.

Le feras-tu aller mieux?

FRANTZ.

Non, mais j'ai bien le droit de me plaindre et de dire que le ciel n'est pas juste.

SPIEGEL.

On n'a peut-être pas pu faire autrement. Ce n'est pas facile de donner les places à des écoliers qui veulent tous être le premier. Il n'y a que les pensionnats de demoiselles où l'on ait résolu le problème, et encore a-t-on été obligé d'inventer le prix de croissance!

FRANTZ.

Ne plaisante pas, Spiegel, ce n'est pas plaisant. Quoi donc un tas d'imbéciles nagent dans le luxe et la joie, et nous voilà trois hommes de mérite, Hermann, toi et moi, dont l'un n'a pas de quoi payer le médecin; dont l'autre n'a pas le loisir de déployer son talent; dont le troisième enfin ne peut arriver au public! Que répondras-tu à cela?

SPIEGEL, lui frappant sur l'épaule.

J'ai bien peur, mon enfant, que tu n'aies un grain d'envie au cœur. Prends garde à cela ! c'est une mauvaise herbe qui t'envahira et pompera toute ta séve.

FRANTZ.

Tu parles comme les heureux, Spiegel.

SPIEGEL.

Ah! ne recommence pas tes déclamations contre la société !

FRANTZ.

Selon toi, je devrais me réjouir d'être opprimé?

SPIEGEL.

Eh! qui t'opprime? On te fait attendre un peu, voilà tout. Diable! monsieur Frantz, vous êtes un enfant gâté ! Vous vous indignez d'acheter votre chimère par un peu de souffrance, quand cette chimère est la gloire ! On ne monte pas en voiture sur la Yungfrau... Il faut suer, se déchirer les pieds aux cailloux et aux épines, traverser des abîmes sur une planche, avoir le soleil

sur la tête et la neige dans les yeux... Mais, si l'on arrive, on a gravi la montagne vierge.

FRANTZ.

Tu es optimiste, Spiegel.

SPIEGEL.

Cela n'est pas plus cher que d'ètre pessimiste, et c'est plus amusant.

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Si la fortune frappait à ta porte, tu lui ouvrirais pourtant?

SPIEGEL.

Ma foi, je ne sais. Je suis un bon pauvre, je serais peut-être un mauvais riche.

FRANTZ.

Toi, la crème des hommes !

SPIEGEL.

Eh! eh! la crème est sujette à tourner. Il y a peutètre en moi une foule de mauvais instincts qui n'attendent qu'un rayon de soleil pour se dresser et siffler... As-tu lu Sénèque, en son Traité des richesses?

Non... et toi ?

FRANTZ.

SPIEGEL.

Jamais de la vie! mais il doit dire de bien bonnes choses.

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