européen, préexistant à toutes les déclarations, et devant se perpétuer après toutes les défections, parce que ce caractère découle de la nature des choses. Ces conditions de paix, que nous avons étudiées dans ces pages, ne sauraient se trouver en dehors de la solution radicale, en dehors de la séparation absolue de deux peuples irréconciliables aussi longtemps que l'un d'eux empiétera sur l'autre. Les limites de cette séparation sont indiquées par l'histoire, par la politique et le droit; elles sont claires et précises : ce sont les frontières de 1772. Et, en fixant au Dniéper la ligne de démarcation qui doit séparer la Pologne et la Russie, l'Europe fixera en même temps ses propres frontières, elle posera, dans l'intérêt de sa propre sécurité, une barrière infranchissable au flot envahissant de la domination russe. En agissant selon la justice, elle servira la liberté. Et que l'opinion de l'Occident se garde bien de traiter de chimère cet esprit dominateur qui est l'âme de l'empire des tsars. Il est tellement dans la nature des choses, il est à un si haut degré une nécessité fatale pour la Russie, que, dans ce moment même, quand l'Europe, à l'apogée de sa puissance, lui demande compte de la violation de toutes les lois divines et humaines; quand la Russie est si faible qu'elle est obligée d'admettre ce qu'elle appelle une « ingérence dans ses affaires intérieures », dans ce moment même cet esprit perce dans toutes ses réponses aux attaques de la diplomatie occidentale. « Suivant le prince Gortchakoff, disait M. Drouyn de Lhuys en résumant la discussion, l'état de la Pologne n'est que la conséquence d'excitations du dehors, sans lesquelles l'agitation se serait éteinte sous l'action des lois, devant l'indifférence et la répulsion des masses. C'est uniquement ce caractère révolutionnaire qui donne à la question un intérêt européen et qui détermine l'objet de l'échange d'idées auquel la Russie consentait à se prêter (1). » En effet, le prince Gortchakoff le déclare nettement. Selon lui, « la cause de l'insurrection est plus profonde et plus invétérée (que celle alléguée par l'Europe). Elle réside en partie dans les sympathies qu'en Angleterre, en France, en Prusse, en Italie, en Espagne, en Portugal, en Suède, en Danemark, partout où il y a une administration indépendante, on signale comme ayant été manifestées aux Polonais (2). » Est-ce assez clair? et n'y voit-on pas suffisamment quelles sont les tendances de la politique russe à l'égard de l'Europe? On lui avait reproché son mauvais gouvernement et sa barbarie, on lui avait indiqué les sources du mécontentement légitime des Polonais; - or, il paraît qu'il n'en est rien. Selon la Russie, la véritable source de ces soulèvements chroniques git ailleurs. Il faut la chercher dans cette situation regrettable et « invétérée » qui « amène des gouvernements, qui ne pouvaient être soupçonnés de favoriser la révolution, à soutenir la même cause que ses organes les plus accrédités et ses coryphées les plus ardents (3). » Ce n'est pas la Russie, c'est l'Europe qui est cause des troubles de la Pologne; ce n'est donc pas la Russie, c'est l'Europe qui en est responsable. Si l'Europe faisait son devoir, si elle ne s'agitait jamais, si elle ne sympathisait pas avec la « révolution », la Pologne serait tranquille et heureuse. L'histoire le prouve d'ailleurs, dit la Russie, ce sont les agitations européennes qui ont toujours atteint de leur contagion ce pays ouvert à toutes les suggestions coupables. « Le contre-coup, dit encore le prince Gortchakoff, que la révolution française de 1830 eut en Pologne (1) Note du 3 août 1863. (2) Mémorandum russe du 7 septembre 1863, § III. (3) Ibid., § IV. attestée une vérité, c'est que ce n'est point la Pologne qui trouble la sécurité de l'Europe, mais la situation de l'Europe qui a toujours réagi sur la tranquillité de la Pologne. » Ce principe, cette « vérité », une fois posés et érigés en axiome de la politique russe, les conséquences se déduisent d'elles-mêmes : ce n'est pas en Russie, c'est en Europe qu'il faut chercher les causes des insurrections périodiques de la Pologne. L'Europe n'est donc pas fondée à demander son repos à la Russie, puisque c'est, au contraire, la Russie qui a le droit d'exiger le sien de l'Europe. Si la situation « invétérée » de l'Europe est telle que tout ordre, toute paix durable en est devenu impossible, c'est l'Europe qu'il faut réformer, c'est son état maladif qu'il faut tâcher de guérir. Aussi quand le prince Gortchakoff, reconnaissant à ce point de vue que la question est européenne, condescendait à discuter avec l'Europe sur les moyens d'éteindre ce foyer de troubles, il n'admettait nullement qu'on voulût porter la discussion sur les défauts de son gouvernement, - il s'apprêtait à examiner, conjointement avec l'Europe, les différents moyens qui pourraient être proposés pour modifier l'état de l'Europe entière, selon les vues et les besoins de l'empire des tsars, ou sinon de l'Europe entière, du moins de tous les pays où il y a une administration indépendante », au nombre desquels, on ne sait trop pourquoi, le diplomate russe avait négligé de compter l'Autriche. Et, qu'on en soit bien certain, ce n'est pas là seulement de l'ironie et de l'insulte, c'est la conclusion logique, nécessaire et fatale que la Russie doit tirer des prémisses qu'elle pose et qui ne sont rien moins que le principe de son infaillibilité. << Le tsar ne se trompe pas, » dit une maxime russe. Si le mal existe, c'est à d'autres que lui que la faute doit être imputée. D'ailleurs, cette politique ne date pas d'hier, et elle ne changera pas de direction avec la fin de l'insurrection polonaise. L'empereur Nicolas la suivait en 1830, quand il se préparait à châtier la France par une invasion qui ne fut détournée que par le soulèvement de la Pologne, de même qu'en 1.849, lorsqu'il allait apaiser la Hongrie. Qu'est-ce qui empêche le tsar de la suivre ouvertement aujourd'hui ? C'est la désorganisation de son empire, la faiblesse de ses ressources et la puissance présumée de l'Europe. Or, avec la chute de l'insurrection, il se fera un revirement total dans cette situation. Le tsar, nous l'avons dit précédemment, redeviendra le despote adulé d'hier; sa victoire, en brisant la Pologne, ramènera à ses pieds cette Russie dont l'esprit servile avait été ébranlé par la défaite de Crimée. Sa force relevant son prestige, l'autocrate sera de nouveau obéi. D'autre part, l'Europe aura démontré sa faiblesse et sa décadence par un acte de pusillanimité sans exemple. Sitôt que les ressources de l'empire se relèveront, et dans un pays presque vierge elles ne tarderont pas à le faire, le tsar sera prêt à saisir la première occasion, non de vengeance, pourquoi se vengerait-il? - mais simplement pour introduire dans l'état politique de l'Europe les modifications qu'il jugera « utiles et convenables » afin d'assurer la tranquillité de son empire. La première de toutes, ainsi qu'il a été dit, sera l'annexion de la Gallicie, qui est l'arsenal, la base d'opérations et le lieu de refuge de tout soulèvement polonais. Après cela, il se rendra inattaquable en s'emparant du Bosphore, et en étendant sa domination directe ou indirecte sur tous les Slaves de l'Orient. Alors, sûr de lui-même et de ses alliés, puisqu'il aura soin de ne laisser que des alliés à ses côtés, il entreprendra l'œuvre salutaire des réformes, dont l'idée « subsiste toujours au fond de ses intentions bienveillantes», et qui auront pour but d'éteindre dans les capitales du continent, à Vienne, à Paris, à Londres même, si c'est possible, ces foyers de troubles qu'y entretient « la révolution cosmopolite, favorisée, comme il le dit, par les gouvernements actuels. » Ce plan n'est pas lointain : quelques années suffiront pour en commencer l'exécution. Alors l'inquiétude sera grande: les libéraux de France, les amis de la paix en Angleterre, les conservateurs du statu quo en Autriche pousseront à la guerre, ils ourdiront des coalitions, ils se résoudront à ce qu'ils appellent aujourd'hui < des aventures chevaleresques », et s'ils parviennent à les entamer, ils les feront durer vingt ans et plus, car l'ennemi sera formidable et le danger pressant; les guerres succéderont aux guerres, les soulèvements aux désastres; mais, à moins d'événements imprévus, on peut leur prédire à tous qu'il sera trop tard. Le colosse aura profité de leur sommeil pour remplacer par de l'airain les pieds d'argile qui excitent tant leur risée, et à leur tour ils en connaîtront tout le poids. XXVIII. Alors aussi, cherchant des alliés contre cet ennemi si terrible, l'Europe se souviendra de la Pologne; mais on peut le prévoir, celle-ci restera sourde à toutes les suggestions. Quand un peuple se résout aux sanglantes épreuves, c'est que l'heure en est venue. Est-ce à dire qu'il peut se maintenir sans cesse à la hauteur morale où l'a porté le concours exceptionnel d'événements? Quelque inébranlable que soit la fidélité de la Pologne à son antique drapeau, n'est-il pas des cas où la prudence doit l'emporter sur l'esprit de sacrifice? Et n'y a-t-il pas aussi dans la vie des peuples des moments de défaillance sur le chemin de la |