GASTON. Vous n'en faites pas de cas? POIRIER. Non, monsieur, non! Je suis un vieux libéral, tel que vous me voyez; je juge les hommes sur leur mérite, et non sur leurs titres; je me ris des hasards de la naissance; la noblesse ne m'éblouit pas, et je m'en moque comme de l'an quarante je suis bien aise de vous l'apprendre, GASTON. Me trouveriez-vous du mérite, par hasard? POIRIER. Non, monsieur, je ne vous en trouve pas. GASTON. Non! Ah! Alors, pourquoi m'avez-vous donné votre fille? POIRIER. Pourquoi je vous ai donné... GASTON. Vous aviez donc une arrière-pensée? POIRIER, embarrassé. Une arrière-pensée ? GASTON. Permettez! Votre fille ne m'aimait pas quand vous m'avez attiré chez vous; ce n'étaient pas mes dettes qui m'avaient valu l'honneur de votre choix; puisque ce n'est pas non plus mon titre, je suis bien obligé de croire que vous aviez une arrièrepensée. POIRIER. Quand même, monsieur!... quand j'aurais tâché de concilier. mes intérêts avec le bonheur de mon enfant? quel mal y verriez-vous? qui me reprochera, à moi qui donne un million de ma poche, qui me reprochera de choisir un gendre en état de me dédommager de mon sacrifice, quand d'ailleurs il est aimé de ma fille; j'ai pensé à elle d'abord, c'était mon devoir, à moi, ensuite, c'était mon droit. GASTON. Je ne conteste pas, Monsieur Poirier, vous n'avez eu qu'un tort, c'est d'avoir manqué de confiance en moi. POIRIER. C'est que vous n'êtes pas encourageant. GASTON. Me gardez-vous rancune de quelques plaisanteries? Je ne suis peut-être pas le plus respectueux des gendres, et je m'en accuse, mais dans les choses sérieuses je suis sérieux. Il est trèsjuste que vous cherchiez en moi l'appui que j'ai trouvé en vous. POIRIER, à part. Comprendrait-il la situation? GASTON. Voyons, cher beau-père, à quoi puis-je vous être bon? si tant est que je puisse être bon à quelque chose. POIRIER. Eh bien, j'avais rêvé que vous iriez aux Tuileries. GASTON. Encore! c'est donc votre marotte de danser à la cour? POIRIER. Il ne s'agit pas de danser. Faites-moi l'honneur de me prêter des idées moins frivoles. Je ne suis ni vain ni futile. GASTON. Qu'êtes-vous donc, ventre-saint-gris! expliquez-vous. Je suis ambitieux ! POIRIER, piteusement. GASTON. On dirait que vous en rougissez; pourquoi donc? Avec l'expérience que vous avez acquise dans les affaires, vous pouvez prétendre à tout. Le commerce est la véritable école des hommes d'État. POIRIER. C'est ce que Verdelet me disait ce matin. GASTON. C'est là qu'on puise cette hauteur de vues, cette élévation de sentiments, ce détachement des petits intérêts qui font les Richelieu et les Colbert. POIRIER. Oh! je ne prétends pas... GASTON. Mais qu'est-ce qui pourrait donc bien lui convenir à ce bon monsieur Poirier? Une préfecture? fi donc ! Le conseil d'État, non! Un poste diplomatique? Ah! justement l'ambassade de Constantinople est à prendre... POIRIER. J'ai des goûts sédentaires: je n'entends pas le turc. GASTON. Attendez! (Lui frappant sur l'épaule.) Je crois que la pairie vous irait comme un gant. Oh! croyez-vous? POIRIER. GASTON. Mais, voilà le diable! vous ne faites partie d'aucune catégorie... vous n'êtes pas encore de l'Institut. POIRIER. Soyez donc tranquille! je paierai, quand il le faudra, trois mille francs de contributions directes. J'ai à la banque trois millions qui n'attendent qu'un mot de vous pour s'abattre sur de bonnes terres. GASTON. Ah! Machiavel! Sixte-Quint! vous les roulerez tous ! Je crois que oui. POIRIER. GASTON. Mais j'aime à penser que votre ambition ne s'arrête pas en si bon chemin? Il vous faut un titre. POIRIER. Oh! oh! je ne tiens pas à ces hochets de la vanité : je suis, comme je vous le disais, un vieux libéral. GASTON. Raison de plus. Un libéral n'est tenu de mépriser que l'ancienne noblesse; mais la nouvelle, celle qui n'a pas d'aïeux....... POIRIER. Non. Il faut être raisonnable. Baron, seulement. GASTON. Le baron Poirier!... cela sonne bien à l'oreille. Oui, le baron Poirier ! POIRIER. GASTON. Il le regarde et part d'un éclat de rire. Je vous demande pardon; mais là, vrai! c'est trop drôle ! Baron! monsieur Poirier!... baron de Catillard! Je suis joué!... POIRIER, à part. SCÈNE III. LES MEMES, LE DUC. GASTON. Arrive donc, Hector! arrive donc! Sais-tu pourquoi Jean Gaston de Presle a reçu trois coups d'arquebuse à la bataille d'Ivry? Sais-tu pourquoi François Gaston de Presle est monté le premier à l'assaut de La Rochelle? Pourquoi Louis Gaston de Presle s'est fait sauter à La Hogue? Pourquoi Philippe Gaston de Presle a pris deux drapeaux à Fontenoy? Pourquoi mon grand-père est mort à Quiberon? C'était pour que monsieur Poirier fut un jour pair de France ou baron. Que veux-tu dire? LE DUC. GASTON. Voilà le secret du petit assaut qu'on m'a livré ce matin. Je comprends! LE DUC, à part. POIRIER. Savez-vous, monsieur le duc, pourquoi j'ai travaillé quatorze heures par jour pendant trente ans? pourquoi j'ai amassé, sou par sou, quatre millions, en me privant de tout? C'est afin que monsieur le marquis Gasten de Presle, qui n'est mort ni à Quiberon, ni à Fontenoy, ni à La Hogue, ni ailleurs, puisse mourir de vieillesse sur un lit de plume, après avoir passé sa vie à ne rien faire. Bien répliqué, monsieur! LE DUC. GASTON. Voilà qui promet pour la tribune! LE DOMESTIQUE. Il y a là des messieurs qui demandent à voir l'apparte Le prend-on pour un muséum d'histoire naturelle? POIRIER, au domestique. Priez ces messieurs de repasser. (Le domestique sort.) Excusezmoi, mon gendre; entraîné par la gaieté de votre entretien, je n'ai pas pu vous dire que je loue le premier étage de mon hôtel. Hein? GASTON. POIRIER. C'est une des petites réformes dont je vous parlais. GASTON. Et où comptez-vous me loger? POIRIER. Au deuxième; l'appartement est assez vaste pour nous contenir tous. GASTON. L'arche de Noé! POIRIER. Il va sans dire que je loue les écuries et les remises. GASTON. Et mes chevaux? vous les logerez au deuxième aussi? |