propagandes, et il tournait toute sa passion de combat non-seulement contre les radicaux, mais contre les républicains les plus modérés, à qui il disait fièrement qu'il ne serait jamais avec eux. M. Buffet, sans vouloir rétablir l'empire, préférait les bonapartistes, et il ne voyait pas que, pour conquérir leur vote, il se faisait leur prisonnier, il sacrifiait l'autorité et l'efficacité de sa politique. Le ministère aujourd'hui est un peu dans la même situation vis-à-vis des radicaux; il les ménage parce qu'il croit avoir besoin d'eux dans l'intérêt républicain, parce qu'il voit en eux des alliés républicains, et il a l'air de subir impatiemment l'appui des conservateurs, qui ne lui est pourtant pas toujours inutile. Il ne veut pas trop se brouiller avec les radicaux, et il ne voit pas que, s'il a quelquefois leur vote, il est obligé, lui aussi, de le payer par des concessions qui enchaînent sa liberté, qui affaiblissent l'autorité morale de sa politique. La majorité républicaine d'aujourd'hui est tout aussi fictive et aussi peu sûre que la majorité conservatrice de M. Buffet. D'où sont venues depuis trois mois et d'où viennent encore tous les jours pour le ministère les difficultés intimes, les impossibilités? Rien n'est plus clair, elles viennent de cet artifice d'une majorité sans cohésion, de ces alliances qu'on se flatte de maintenir par des concessions, et qui échappent à tout instant. Le ministère l'a déjà éprouvé; dans plus d'une circonstance, il n'a été sauvé que par l'appui de ceux qu'il considère comme des adversaires, par un vote opportun des conservateurs; s'il n'avait eu pour se soutenir que ses alliés de tous les groupes républicains, il aurait été plusieurs fois perdu, et récemment encore il a suffi qu'un radical, M. Madier de Montjau, fit une proposition au sujet de l'abrogation du décret de 1852 sur la presse pour que M. le garde des sceaux, pris au dépourvu, subît une sorte d'échec. On veut être une majorité républicaine, on prétend soutenir un gouvernement dans l'intérêt de la république, et l'on ne sait pas même se plier aux conditions les plus simples d'une action suivie et régulière. On ne résiste pas à la tentation de multiplier les discussions irritantes et les incidens inutiles; on éprouve le besoin de tout remettre en doute, d'embarrasser un ministère de toute sorte d'exigences et de prétentions avec lesquelles il est tout au moins réduit à négocier laborieusement. On semble toujours se figurer que la république c'est l'agitation perpétuelle, le déchaînement et la domination de toutes les fantaisies, et le malheur est que les plus modérés, les plus clairvoyans ne se sentent pas toujours la force de prendre l'initiative de la résistance; ils sacrifient à « l'union des gauches! >> Ils gémissent peut-être et ils laissent faire. C'est ainsi que renaissent à tout propos des questions qu'on croyait résolues, et que des affaires sans importance réelle deviennent pour le gouvernement des embarras, des ennuis, quelquefois des occasions de complaisances nouvelles et d'hésitations dangereuses. Assurément on croyait en avoir fini avec l'amnistie, et à la vérité les chambres ont eu la prudence de renier avec éclat le principe d'un acte qui ressemblait à une réhabilitation rétrospective de la plus odieuse guerre civile; mais ne croyez pas qu'on s'en tienne là. L'amnistie est repoussée, aussitôt surviennent les propositions qui, déguisant la faiblesse sous une apparence de conciliation, ont pour objet de suspendre toute poursuite, d'étendre désormais la prescription à un certain nombre d'actes relatifs à la commune, de changer les juridictions. En d'autres termes, pour des cas spéciaux et rares suffisamment prévus et réglés par une lettre récente de M. le président de la république au ministre de la guerre, on soulève les questions les plus graves de législation. On veut avoir l'air de faire quelque chose, et ce n'est pas tout: voici maintenant M. Benjamin Raspail proposant une intervention parlementaire dans les actes de clémence du chef de l'état, la publication, par ordre de la chambre, de toutes les grâces, du nom des condamnés, des graciés, et il faut que M. le garde des sceaux se débatte avec toutes ces fantaisies, qui occupent des commissions, auxquelles le gouvernement se croit tenu de faire l'honneur de discussions en règle, quelquefois de concessions assez inutiles ! Les républicains, c'est leur passion ou leur manie, veulent absolument toucher à tout, et M. Gambetta lui-même, malgré sa prétention à devenir un homme de gouvernement, ne peut se défendre de donner une importance démesurée à un simple incident scolaire. Parce que dans un concours pour l'École polytechnique il y a eu une indiscrétion coupable, une divulgation abusive d'un problème de géométrie proposé aux candidats, aussitôt c'est affaire de parlement! il faut une enquête, toujours avec l'intervention de la chambre. La question cléricale est là-dessous, la main des jésuites est partout, c'est elle qui a dérobé le secret; le débat s'anime, la politique s'en mêle, et on finit par échanger des aménités en se disant réciproquement que l'empire était une « pourriture » et que la république est un « fumier! » Voilà certes une discussion utile à propos d'un incident d'examen, et ce qu'il y a de plus grave, c'est que le gouvernement, par excès de scrupule ou pour plaire à la majorité républicaine, s'est laissé imposer, non pas tout à fait une enquête parlementaire, mais une enquête semi-parlementaire avec l'assistance de membres des deux chambres. Là où devaient suffire un simple éclaircissement et une simple assurance du gouvernement, qui ne peut être soupçonné sans doute de vouloir favo riser des fraudes, on a soulevé un débat politique, on s'est plu à livrer des batailles de partis, à mettre en mouvement des passions de majorité, pour arriver à un compromis dont un intérêt public des plus sérieux paie le prix. Et c'est par malheur souvent ainsi, car enfin cette loi qui vient d'être votée, qui a été pendant quelques jours un événement, presque une menace, qui est, elle aussi, un compromis, cette loi n'est qu'un épisode de plus dans l'histoire des rapports laborieux du ministère et des partis qui dominent dans la chambre des députés. La question est grave sans doute, elle l'est surtout parce que le plus souvent il s'agit non de l'intérêt municipal et des libertés municipales, mais d'une affaire de parti. Il y a, on le sait bien, deux systèmes éternellement en présence: celui qui attribue au gouvernement le droit de nommer les maires et celui qui laisse aux conseils municipaux le soin d'élire le premier magistrat de la commune. Quel est le meilleur des deux systèmes? Évidemment, si l'on se plaçait à un point de vue supérieur et désintéressé, ce serait le gouvernement qui devrait avoir le droit de nommer les maires; il devrait d'autant plus aujourd'hui garder cette prérogative que les magistrats municipaux ont désormais un rôle assez essentiel dans les mobilisations militaires. Au fond d'ailleurs, la liberté municipale, dont on se fait souvent une arme, est bien moins dans le mode de nomination des maires, que dans l'extension des franchises communales et des attributions des conseils locaux. Malheureusement cette question délicate est depuis longtemps livrée aux passions des partis, qui n'ont eu d'autre souci que de la résoudre tour à tour selon l'inspiration et l'intérêt du moment. L'empire l'a résolue à sa manière. L'assemblée de 1871, dans un accès de libéralisme décentralisateur, l'a résolue à son tour une première fois en limitant la prérogative de l'état au choix des maires dans les villes principales, et une seconde fois, en 1874, elle l'a résolue dans un sentiment de pénitence, en rendant au gouvernement tous ses droits, en les augmentant même de la faculté de choisir les maires en dehors des conseils municipaux. A quelle solution s'arrêter aujourd'hui, dans les conditions nouvelles créées par la constitution de 1875 et par les élections dernières? Dès le premier jour, le ministère nouveau n'a point hésité à revendiquer pour le gouvernement, non le droit absolu que lui confère la loi de 1874, mais la faculté de nommer les maires tout au moins dans les chefs-lieux de département, d'arrondissement et de canton; d'un autre côté se sont dressés aussitôt dans la chambre les préjugés, les ressentimens provoqués par la loi de réaction de 1874, les engagemens pris dans les élections. Entre le gouvernement et la majorité républicaine représentée par une commission de la chambre, le dissentiment s'est dessiné et aggravé. Pour arriver à une vraie et équitable solution, le mieux eût été sans doute d'attendre une loi complète d'organisation municipale. C'était la première pensée de M. Ricard à son avénement au pouvoir au mois de mars; mais la question, comme toujours, n'a pas tardé à se compliquer, à cesser d'être une affaire simplement municipale pour devenir une affaire politique et même ministérielle. Il ne s'agissait plus désormais de savoir si les maires seraient nommés ou élus, il s'agissait de toute une situation parlementaire, du cabinet, qui, après avoir essuyé plus d'un mé compte, se voyait exposé à un échec nouveau et plus grave sous lequel il devait succomber. Or la chute du ministère, c'était une crise dont nul ne pouvait prévoir l'issue, dont l'opinion républicaine plus avancée avait dans tous les cas peu de chances de profiter. Qu'a-t-on fait alors? On s'est prudemment arrêté au seuil d'un conflit possible, on a eu recours à l'éternel expédient du provisoire. La commission municipale s'est ingéniée à résoudre le problème de désintéresser à demi les républicains par l'abrogation de la loi de 1874, de donner satisfaction au gouvernement en lui laissant le droit de nommer pour le moment les maires dans les cantons comme dans les chefslieux d'arrondissement, de département, et de sauver l'honneur du principe en ajournant la solution définitive à la loi générale sur les municipalités. C'est de la diplomatie parlementaire perfectionnée. La difficulté était toujours cependant de rallier à une combinaison de circonstance, presque de miséricorde, la majorité républicaine, qui s'est si vivement prononcée jusqu'ici pour l'élection des maires, et c'est le rapporteur de la commission, M. Jules Ferry, qui s'est chargé de présenter le protocole. Le ministre de l'intérieur, M. de Marcère, lui est venu en aide avec le dévoûment modeste et résolu d'un homme qui croyait se jeter tête baissée dans le gouffre pour le cabinet. La majorité s'est laissé convaincre, et si elle a cédé, ce n'est pas cependant sans combat et sans résistance. M. Gambetta a brûlé sa poudre pour les dissidens, il a été le commandant en chef de la retraite. Il aurait peutêtre bien voulu, lui aussi, suivre le gros de l'armée et se rendre à la nécessité : il a craint sans doute d'étonner un peu trop son parti par la facilité de ses évolutions, et il a montré une fois de plus comment un homme d'esprit et de ressources peut réussir à n'être ni avec ses amis de cœur, les exaltés, ni avec ses amis de raison, les modérés. Il n'a peut-être pas fait une brillante campagne, et, ce qu'il y a de plus curieux, c'est qu'on l'a battu avec ses propres armes, en lui opposant la « politique des résultats » dont il est l'inventeur. La loi a donc été votée telle qu'elle avait été présentée, non toutefois sans un supplément où l'esprit de parti a obtenu une dernière revanche, et qui fait payer au pays le prix de toutes ces transactions en lui infligeant l'agitation inutile de prochaines élections générales des municipalités. Le minis tère a consenti à recevoir le supplément qu'il ne demandait pas, et en définitive il a triomphé. C'est ce qu'il y a de mieux, c'est le « résultat » satisfaisant. Malheureusement un autre « résultat » de cette discussion, c'est d'avoir mis à nu les incompatibilités, les divisions de cette majorité républicaine qui croit pouvoir soutenir un gouvernement comme on fait de l'opposition. Supposez cependant qu'au milieu des crises intimes dont cette loi municipale a été l'occasion, au spectacle des difficultés qu'éprouvait le ministère, des résistances décousues que semblait opposer la chambre, M. le président de la république ait demandé un jour ou l'autre à ses conseillers s'ils avaient définitivement une majorité; supposez qu'allant un peu plus loin, il ait demandé si on voulait lui rendre le gouvernement impossible, le placer dans l'alternative d'accepter un autre ministère qu'il ne subirait pas ou de recourir à une dissolution; supposez que quelque chose de semblable se soit passé, est-ce que M. le président de la république n'aurait pas été dans la vérité et dans son droit? Si les politiques qui sont dans la chambre ont un peu de prévoyance, ils profiteront de ce qui vient d'arriver, et après avoir rallié une majorité à un expédient qui n'a de valeur que par les circonstances qui l'ont réndu nécessaire, ils s'efforceront de la maintenir, de l'organiser. C'est dans des momens comme ceux-ci que des hommes tels que M. Casimir Perier laissent un vide profond en disparaissant par une mort qu'on peut bien appeler prématurée. M. Casimir Perier n'avait pas plus de soixante-cinq ans. Il avait plus que bien d'autres contribué à l'établissement de la république, et il l'avait fait par raison, par patriotisme, sans préoccupation de parti, parce qu'il voyait que le régime auquel il eût voué ses préférences était aujourd'hui impossible. Il portait aux institutions nouvelles, qu'il avait adoptées sans illusion comme sans arrière-pensée, l'autorité d'un nom qui est resté un symbole d'ordre en France, la modération d'un esprit éclairé, l'éclat et la force d'une position considérable, l'expérience d'un homme qui avait passé par toutes les affaires de la diplomatie et des finances. Nul mieux que lui ne pouvait être un conseiller prudent et indépendant pour le régime nouveau. On était bien sûr qu'en acceptant la république M. Casimir Perier n'avait entendu livrer ni l'ordre et la sécurité de la France au dedans ni son honneur au dehors; il avait voulu mettre fin à des incertitudes dangereuses pour tourner tous ses efforts vers cette réorganisation nationale qui est restée le dernier désir de son âme patriotique, et c'est ce qui fait de sa mort un deuil pour le pays comme pour ses amis, après une vie noblement employée au service public. Les démêlés intérieurs, les agitations de couloirs parlementaires, les crises de majorité pâlissent devant la lutte qui vient de s'ouvrir, qui a a déjà ensanglanté l'Orient et qui laisse pour le moment l'Europe dans une expectative inquiète. A vrai dire, la guerre commence à peine, elle n'en est qu'à ses premiers épisodes. En réalité, une seule chose est certaine jusqu'ici. Les hostilités entre les Serbes et les Turcs se sont ouvertes aux premiers jours de ce mois. Le Montenegro de son côté est entré également dans la lutte comme allié de la Serbie. L'action militaire paraît s'être engagée vivement sur la frontière; les engagemens sanglans se sont succédé du côté de Widdin et du Danube en même temps que sur la Drina, dans la vallée de |