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LES ANNÉES

DE PRISON ET D'EXIL

D'UN ÉCRIVAIN RUSSE

Tiourma i Silha (La Prison et l'Exil), Londres 1834.

Nous suivions il y a quelque temps (1), à travers les événemens d'une vie tristement agitée, un romancier qui a saisi et vivement fixé dans ses récits plusieurs traits caractéristiques de la société russe. Aujourd'hui le même écrivain emprunte à ses propres souvenirs les élémens d'une œuvre où n'interviennent ni la fiction ni la satire. Le livre qu'il vient de publier à Londres doit tenir à la fois une place distinguée parmi les écrits russes contemporains et parmi les documens que les compatriotes de M. Hertzen nous livrent trop rarement sur leur pays. L'auteur y raconte simplement, et avec une modération qui n'est guère le fait de ses coreligionnaires politiques, les années qu'il a passées dans les prisons de la Russie ou dans ces contrées limitrophes de la Sibérie assignées comme résidence par le gouvernement du tsar à certaines catégories de condamnés. M. Alexandre Hertzen (c'est lui qui sous le nom d'Iskander raconte ses années de prison et d'exil) parle sans colère des épreuves qu'il a subies. Qu'on ne s'attende point cependant à trouver dans son dernier écrit l'accent de résignation chrétienne qui répand tant de charme sur le livre d'une autre victime bien autrement touchante des ten

(1) Voyez la livraison du 15 juillet 1854.

TOME VII. 1er SEPTEMBRE 1854.

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tatives révolutionnaires. M. Hertzen n'a au fond rien de commun avec Silvio Pellico. S'il sait rester impartial en retraçant de pénibles souvenirs, il n'abdique ni les doctrines du jeune hégélien ni les convictions du publiciste radical; ce qui arrête sur ses lèvres les récriminations stériles et les paroles amères, c'est le bizarre prestige qui s'est attaché de tout temps aux souffrances, aux luttes du début de la vie. Écoutons-le plutôt expliquer dans sa préface le sentiment auquel il a obéi en interrogeant ainsi sa mémoire sur les premières souffrances de sa jeunesse.

<< A la fin de l'année 1852, je me trouvais dans les environs de Londres, séparé du reste de l'univers par l'espace et le brouillard. Je n'avais auprès de moi personne qui me fût cher: tous ceux que je voyais ne s'occupaient que d'intérêts généraux; le sujet de leurs méditations était pour ainsi dire impersonnel. Les mois s'écoulaient, et je cherchais en vain quelqu'un à qui dire un mot sur ce que j'avais dans le cœur... Et cependant je me remettais à peine d'une longue suite d'événemens affreux. L'histoire des dernières années de ma vie s'offrait à moi dans ses moindres circonstances, et je songeai non sans regret qu'elle allait s'éteindre avec moi. Cette pensée me décida à prendre la plume; mais un souvenir en évoquait mille autres depuis longtemps perdus, les illusions du jeune âge, les chimères de l'adolescence, l'audace de la jeunesse, enfin... la prison et l'exil! Toutes ces premières émotions qui ne laissent aucune amertume dans le cœur, orages salutaires qui fortifient et rafraîchissent les aspirations de la vie, se ranimaient en moi tandis que je me livrais à ces douces méditations. Je n'eus point le courage de chasser toutes ces ombres; je me mis à l'œuvre, et durant le mois que je passai à écrire més mémoires, je me sentis plus calme. >>>

Nous n'ajouterons rien à ces paroles. Elles indiquent comment il faut interpréter la modération de l'auteur. Ce n'est point un conspirateur vaincu et repentant que nous allons entendre; c'est un écrivain chez qui l'ardeur révolutionnaire se modère, mais en persistant, et si M. Hertzen mérite d'intéresser ceux mêmes qui comme nous sont loin de partager ses doctrines politiques, c'est que ce rôle de rapporteur calme et sévère est celui que la Russie aurait intérêt à trouver plus souvent rempli vis-à-vis d'elle-même. On en jugera par ce livre tel qué nous allons le faire connaître sans craindre de substituer souvent les citations à l'analyse, et en plaçant sous les yeux du lecteur moins une appréciation critique que le récit de l'écrivain russe, réduit à ses épisodes les plus significatifs.

On peut distinguer trois époques, trois actes en quelque sorte dans ce drame de la captivité que le livre de M. Hertzen nous déroule un peu minutieusement scène par scène : il y a l'arrestation et l'emprisonnement préventif; viennent ensuite les interrogatoires et le jugement, puis le séjour dans la ville assignée comme résidence au condamné. A chacune de ces trois époques correspond une face de l'administration judiciaire en Russie. On peut l'observer d'abord dans la région inférieure où elle saisit les coupables, puis dans la sphère plus haute où elle les juge, enfin dans le dernier terme de son action, quand à l'arrestation et au jugement succède la punition. Ces trois degrés d'intérêt nous serviront à marquer les divisions mêmes du récit.

I.

En 1834, la police russe fut avertie que l'université de Moscou comptait parmi ses élèves quelques jeunes gens animés d'intentions hostiles contre le gouvernement impérial. Le prétexte manquait pour procéder à une arrestation. Comme d'habitude, on résolut de pousser les suspects à une manifestation coupable, et un agent secret, un ancien officier, M. Skariatka, reçut mission de la provoquer. On va voir qu'il ne s'acquitta que trop habilement de sa tâche.

Quels étaient cependant les projets des étudians de Moscou? M. Hertzen, qui était au nombre des jeunes mécontens, ne nous les fait pas connaître. Il a cru devoir garder le secret à ses compagnons, et bien que cette réserve lui fasse honneur, il faut avouer aussi qu'elle jette un peu d'obscurité sur les premières pages de son livre. Quoi qu'il en soit, M. Skariatka pénétra sans trop de peine dans le petit groupe d'opposans dont M. Hertzen faisait partie. Celui-ci et quelques amis ne tardèrent pas néanmoins à deviner à qui ils avaient affaire. Plusieurs autres étudians qui partageaient leurs idées ne furent pas malheureusement aussi prudens, et leur légèreté assura le succès d'une machination dont les dupes que Skariatka avait pu faire ne devaient pas être les seules victimes.

Un des jeunes gens dont l'ancien officier avait gagné la confiance venait de subir honorablement ses derniers examens. Il imagina de donner un repas à ses amis. C'était le 27 juin 1834. M. Hertzen s'abstint, ainsi que d'autres étudians, de paraître à cette réunion, qui, comme toutes les fêtes de ce genre, dégénéra bientôt en orgie. Au moment où les têtes étaient le plus échauffées, les convives se levèrent pour danser une mazourka, et entonnèrent à plein gosier une chanson composée par un certain Sokolovski, jeune écrivain connu par l'exaltation de ses idées libérales. Ce chant, qui contenait des paroles insultantes pour le tsar, fut répété avec enthousiasme. Le soir venu, Skariatka, qui était de la bande, rappela que ce jour était celui de sa fête, et dit à ses amis qu'ayant vendu un de ses chevaux, il les invitait à venir vider chez lui quelques bouteilles de vin de Cham

pagne. Les étudians acceptèrent; on courut s'attabler chez Skariatka. Le vin de Champagne fut versé à flots, puis le généreux amphitryon proposa d'entonner de nouveau le chant révolutionnaire. On n'y manqua pas, mais au même instant le grand-maître de police Tsinski paraissait à la porte, suivi d'une troupe de soldats, et tous les convives étaient arrêtés. Telle fut l'origine d'une série d'arrestations qui devaient bientôt atteindre M. Hertzen lui-même.

Dans un pays où l'administration a coutume d'agir et de frapper au sein du mystère, on comprend l'inquiétude que répandent certains actes de rigueur, comme celui qui venait troubler les étudians de Moscou au milieu de leurs aventureux conciliabules. Où s'arrêtera l'action de la police, et combien de victimes fera-t-elle? C'est la première question que s'adressent tous ceux qui ont eu occasion d'échanger quelques paroles avec les prévenus, et quant aux amis des prisonniers, si quelques-uns craignent d'avouer des relations compromettantes, il en est d'autres qui ne reculent devant aucun péril pour rendre la sécurité, la liberté à des personnes qui leur sont chères. M. Hertzen comptait des amis parmi les étudians arrêtés, et on devine quel fut son premier mouvement, quand on lui apprit le succès des machinations de Skariatka. Au nombre de ces amis dont l'arrestation le préoccupait douloureusement se trouvait un jeune homme arrivé de la veille; pourquoi donc n'avait-on pas arrêté aussi M. Hertzen? Peut-être la réponse à cette question ne se ferait-elle pas attendre. Néanmoins l'essentiel pour M. Hertzen, c'était de ne négliger aucune démarche pour sauver son ami. « ... Je m'habillai, dit-il, et sortis sans but déterminé. J'aimais N... avec passion, comme on aime rarement, même à l'âge que nous avions alors. J'étais dans une situation d'esprit déplorable; mon impuissance à lui porter secours me rendait la vie à charge. >> Tout en marchant, il se souvint d'un homme qui par sa position sociale était fort à même de le seconder. Un isvochtchik lancé au galop le conduisit en quelques minutes chez ce personnage, type de révolutionnaire expérimenté et prudent qu'il est assez curieux de rencontrer dans une chancellerie russe.

« Il y avait près d'un an que j'avais fait la connaissance de V...; c'était un des lions de Moscou. Il avait été élevé à Paris; il était riche, spirituel et instruit. Conduit à la forteresse le 14 décembre (1), car c'était un esprit fort, il avait été relâché, et il lui restait la gloire d'avoir été compromis dans cette affaire. Quelque temps après, il avait pris du service dans la chancellerie du gouverneur-général (2), et

(1) On n'a pas oublié que l'empereur Alexandre étant mort à Taganrok au mois de novembre 1825, le 14 décembre de la même année une conspiration qui tendait à renverser l'empereur actuel éclata à Saint-Pétersbourg.

(2) La ville de Moscou est administrée par un gouverneur-général ou militaire, un gouverneur civil et un vice-gouverneur.

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